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Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/111

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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

que tous les événements qui lui arrivent lui paraissent tels qu’il veut qu’ils soient.

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Tout s’accomplit suivant la nature universelle et non suivant une autre nature quelconque, enveloppe extérieure de celle-ci, ou comprise dans celle-ci, ou suspendue en dehors d’elle.

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Ou confusion, enchevêtrement et dispersion, ou unité, ordre

    (λογικὴ ψυχὴ) pourrait s’appeler aussi bien τὸ ἡγεμονικόν (cf. IV, 22, en note) : les deux textes ne se distinguent donc en réalité que par les premiers mots du second : τὰ ἴδια, — et surtout par toute l’énumération qui continue ce que j’en ai cité. Ces différences établissent que ce qui est défini dans le premier, ce n’est pas tant l’âme raisonnable, ou, ce qui revient au même, son principe directeur, qu’un de leurs attributs, la liberté.

    Après avoir affirmé à la première pensée de ce livre la toute-puissance du principe directeur du monde, il était naturel que Marc-Aurèle songeât à sauvegarder et à définir l’indépendance du nôtre. Cette liberté, proclamée avec plus d’énergie peut-être en d’autres passages (V, 19 ; XI, 16 ; IV, 7 ; VII, 14 ; VIII, 48) est-elle réelle ou illusoire, et le même qui l’avait formulée en ces termes, repris d’ailleurs par Marc-Aurèle (III, 9, et VII, 67) : « obéir à Dieu, » s’est-il payé de mots, lorsqu’il a dit : « Ce n’est pas de l’obéissance, mais un assentiment que je donne à Dieu » (cf. une expression semblable dans les Pensées, X, 28) ? Ce n’est pas le moment de le discuter (cf. infra XI, 20, note finale). Constatons seulement que, défenseur du déterminisme universel, Marc-Aurèle prétend donner au libre-arbitre un domaine où il soit absolu. L’on voit assez bien ici en quoi consisterait ce domaine : ἑαυτὸ et φαίνεσθαι ἑαυτῷ, notre raison et l’opinion qu’elle se fait des choses. Il semblerait que ce ne fût même pas toute notre âme. Mais le nom même du « principe directeur » est plus explicite que la définition qu’on en donne. Si la sensation, si même la représentation qui l’achève ne dépend pas toujours de nous, nous sommes maîtres du moins de l’assentiment que nous accordons à celle-ci, et tous les jugements et tous les mobiles que nous en tirons sont notre œuvre propre : même nos passions (supra IV, 22, en note) et tous nos mouvements déraisonnables n’ont pas d’autre source que la raison. Ce qui, pour les Stoïciens, est hors du principe directeur, ce sont la voix et la raison séminale, dont ils ont fait des facultés distinctes : ce sont encore le souffle vital (V, 33, note finale), et le corps, auquel Marc-Aurèle (supra V, 26, 6e note) rapporte les sensations. Mais, sauf la sensation, tout cela, à nos yeux du moins, ne compte pas comme âme. Nous pourrions donc dire que, sauf la sensation, toute notre âme appartient au principe directeur, et l’univers, tel que l’embrasse notre pensée. Dans ces vastes limites, il ne subit d’autre contrainte que celle de vouloir toujours. S’il sort de son domaine ou s’il se relâche, — s’il cède à la passion qu’il crée, ou simplement donne, en les considérant ou comme des biens ou comme des maux, une importance aux choses qui ne dépendent pas de lui, — en un mot, s’il « quitte son poste » (XI, 20), il s’asservit. Nous avons aussi cette liberté-là, et c’est celle, en fait, dont usent la plupart des hommes.

    Mais quand il ne s’asservit pas, le principe directeur, à la fois raison et liberté, auteur, maître et juge (XI, 16) de ses représentations et de ses mouvements, est la noblesse de l’homme qu’il apparente à Dieu. Il est Dieu en nous (ὁ ἑκάστου νοῦς θεός : XII, 26) ; il mérite qu’on lui rende un culte, et qu’on « célèbre ses mystères » (supra III, 7). Ce n’est plus seulement « raison » qu’on l’appelle : « c’est génie » (III, 3 et 6 ; V, 27). Et dans la définition du « génie » que donne Marc-Aurèle, on retrouve, en effet, outre le nom du principe dirigeant — ἡγεμόνα — ceux de la raison — νοῦς — et de la volonté — βούλεται.]