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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Combien le temps n’a-t-il pas englouti de Chrysippes, de Socrates, d’Épictètes ? Fais la même réflexion à propos de tout homme et de toute chose[1].

20

Une seule chose me tourmente, c’est la crainte de faire ce que la constitution de l’homme ne veut pas ou d’agir autrement qu’elle ne le veut, ou de faire ce qu’elle ne veut pas en ce moment.

21

Bientôt, tu auras tout oublié ; bientôt aussi, tu seras oublié de tout.

22

C’est le propre de l’homme d’aimer ceux qui le frappent. Tu y arriveras en te souvenant qu’ils sont tes frères, qu’ils ont agi par ignorance, qu’ils sont coupables sans le vouloir[2], que vous mourrez bientôt les uns et les autres, et, avant tout, qu’on ne t’a pas fait de mal, puisqu’on n’a pas rendu le principe directeur de ton âme pire qu’il n’était auparavant[3].

23

Avec la substance universelle, comme avec une cire, la nature universelle vient de fabriquer un cheval ; elle l’a ensuite défait et s’est servie de la même matière[4] pour créer un arbre,

  1. [Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 155, en note) rapproche ce passage de l’article XI, 1, où est affirmée la « renaissance périodique » (περιοδικὴ παλιγγενεσία) de l’univers : les Socrates, les Chrysippes et les Épictètes dont nous parle ici Marc-Aurèle ne seraient en réalité qu’un Socrate, un Chrysippe, un Épictète, qui aurait revécu — qui peut dire combien de fois ? — la même vie au retour du même moment de chaque « grande année » (supra V, 13, note finale). À ce compte, ce texte ne prouverait pas, comme l’a cru Pierron, qu’Épictète fût mort à l’époque où son admirateur écrivait les Pensées.]
  2. [Mêmes idées, II, 1 ; un peu partout, dans les Pensées, revient le précepte socratique que « nul n’est méchant volontairement ».]
  3. [C’est à lui seul que le méchant fait tort (IV, 26 ; IX, 4 ; V, 22 : voir la note rectifiée aux Addenda), de même que l’homme de bien « s’oblige tout le premier » (VII, 13).]
  4. [Voici encore un texte qui nous démontre l’équivalence parfaite des mots οὑσια et ὕλη) (« substance » et « matière ») dans la langue du Portique. Ils se présentent ici à deux lignes d’intervalle, et pourraient permuter sans inconvénient. Pour éviter au lecteur toute méprise sur le sens du mot « substance », j’ai constamment traduit οὑσια comme ὕλη) par « matière ». Cf. IV, 21, note finale ; et, un peu plus haut, la pensée VII, 10.]