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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

elle n’a d’inclination ni d’aversion que pour des objets qui dépendent d’elle ; lorsque enfin elle accueille avec empressement tout ce qui lui est attribué par la nature universelle. C’est qu’elle en est une partie, comme la [nature de la] feuille est une partie de [celle de] la plante. Mais la nature de la feuille fait partie d’une nature insensible, sans raison, et qui peut être asservie ; la nature de l’homme, au contraire, est une partie d’une nature indépendante, intelligente et juste, qui distribue[1] équitablement à chacun, suivant son mérite, la durée, la matière, le principe efficient et formel[2], l’action, les circonstances extérieures[3]. Cherche à découvrir cette égalité, non en comparant toujours les vies détail par détail, mais en comparant[4] à la fois tout ce qu’a reçu l’un avec l’ensemble de ce qu’a reçu l’autre[5].

  1. εἴγε ἴσους. La correction ἤγε, proposée par Casaubon, doit être adoptée.
  2. [Couat : « la durée, la substance, la forme. » — Cf. supra IV, 21, note finale.]
  3. [Couat : « l’énergie, l’accident. » — Les mots ἐνέργεια et σύμϐασις s’éclairent l’un l’autre. La pensée IX, 31, en précisera l’opposition : τἀ ἀπὸ τῆς ἐκτὸς αἰτίας συμϐαίνοντα y représente et y définit σύμϐασις ; et τὰ παρὰ τἡν ἐξ ἡμῶν αἰτίαν ἐνεργούμενα y développe et y définit ἐνέργεια. Mêmes expressions, ou peu s’en faut, aux pensées X, 11, et XII, 24. On peut, enfin, reconnaître la même antithèse au début de l’article VII, 55 : ἡ φύσις σε ὀδεγεῖ, ἤ τε τοῦ ὄλου διὰ τῶν συμϐαινόντων σοι, καὶ ἡ σὴ διὰ τῶν πρακτέων (c’est-à-dire ἐνεργητέων) ὑπὸ σοῦ. Les deux natures qu’y distingue Marc-Aurèle étant d’ailleurs d’accord entre elles, les deux notions de ce que nous devons respectivement à chacune — « activité » et « circonstances » — sont inséparables. De fait, les circonstances ne nous sont données que pour solliciter notre activité, qui ne s’exerce que sur elles. Elles sont « la matière » (IV, 1) de l’action.

    Il est donc naturel de comprendre dans la même énumération l’αἰτία et l’ὔλη d’une part, l’ἐνέργεια et les συμϐάσεις de l’autre, dès qu’on fait tant que distinguer l’αἰτία de l’ἐνέργεια. Nous en avons plus haut (V, 23, 2e note) défini le rapport. C’est, en un sens, celui de la cause efficiente et formelle à la cause finale. La cause matérielle ayant été également nommée à côté de celles-là, le temps, qui est aussi un principe ou une cause pour Marc-Aurèle (supra IV, 21, début de la note finale), trouvait enfin sa place dans l’énumération. Il est même nommé le premier parce que l’inégalité la plus apparente des vies humaines est en leur durée.

    L’énumération du temps, de la matière, du principe efficient, de l’activité et des circonstances est intéressante à un autre point de vue. Les quatre catégories stoïciennes (supra VI, 14, 1re note) sont représentées en ces cinq mots : le substrat, par οὐσία ; la détermination première, par αἲτιον ; les qualités secondes, par χρόνος et ἐνέργεια ; la relation, enfin, par σύμϐασις. Car les « circonstances » ne valent que par rapport à nous et par l’usage que nous en faisons.]

  4. Je lis ainsi cette phrase : μὴ εἰ τὸ ἒν ἴσον εὑρήσεις, comme Casaubon.
  5. [Couat : « mais en comparant à la fois tous les attributs d’une même catégorie avec l’ensemble des attributs d’une autre. » — Un peu plus haut : « les choses une par une, » où j’ai écrit : « les vies détail par détail. » Marc-Aurèle veut dire, selon moi, que si l’on ne comparaît que la durée d’une vie à la durée d’une autre, les événements d’une vie à ceux d’une autre, et la santé et même l’intelligence d’un homme à la santé et à l’intelligence d’un autre, on n’arriverait qu’à la constatation d’une inégalité révoltante. Mais, tout compte fait, la nature a donné autant à chacun, puisqu’à chacun elle a donné du temps, un corps, une âme, une raison agissante, et