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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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Cet art de vivre que tu as appris, aime-le ; et sur

    tion, la première phrase était déjà ce qu’elle est restée dans la seconde, sauf qu’elle s’arrêtait au mot « livre ». Au lieu de : « cet autre bien qu’à moitié nu, » M. Couat avait écrit : « Le premier, demi-nu, dit. » Un peu plus loin, τῷ λόγῳ, dans le brouillon, est traduit par : « la raison, » au lieu de : « mes principes. »

    De ces deux divergences des manuscrits de M. Couat, la première est la plus importante, car elle ne concerne pas seulement une simple expression, mais atteint l’objet et l’économie même de toute la pensée. D’un côté (dans la rédaction définitive), il semble qu’il y ait quatre philosophes en présence : « celui-ci, celui-là, cet autre, et moi. » De l’autre (dans le brouillon), il n’y en a que deux : les faméliques à demi nus, c’est-à-dire les disciples de Diogène, qui, dit Juvénal (XIII, 121), ne se distinguent des Stoïciens que par la tunique :

    Et qui nec cynicos, nec stoica dogmata legit
    A cynicis tunica distantia…

    et Marc-Aurèle lui-même (ἐγὼ et ὅδε étant synonymes), qui avait pris l’habitude de se passer de livres. (Sur ce point, cf. supra III, 14, et II, 2 : Ἄφες τὰ βιϐλία.) Cette dernière interprétation (en réalité, la première en date) ne soulève qu’une difficulté dont M. Couat a dû s’exagérer l’importance. Comment les mots : « le premier » peuvent-ils traduire l’expression ἄλλος οὕτως, ingénieusement corrigée par Ménage en ἄλλος οὑτος ? Le mot ἄλλος (au lieu d’ἔτερος) est-il admissible dans l’opposition de deux termes ? N’est-ce pas ἐκεῖνος, plutôt que οὑτος, qui exprime le plus éloigné de deux objets ? — Une objection analogue avait sans doute arrêté Nauck, qui supprima la dernière phrase de cette pensée, la considérant comme une glose.

    Or la difficulté n’est qu’apparente. Dans la traduction que je donne de ce passage, j’ai pu, en effet, conserver le sens de la première rédaction de M. Couat en empruntant les termes mêmes (« cet autre ») de la rédaction définitive. Il m’a suffi de donner au point en haut qui, dans le texte grec de Marc-Aurèle, précède ἄλλος la valeur d’une ponctuation très forte, divisant la pensée en deux parties symétriques : en d’autres termes, de le remplacer par un point, tandis que le point qui, dans l’édition de Stich, précède le dialogue, devenait un point en haut. Ce n’est pas à ce qui précède immédiatement, c’est-à-dire à ὃ δέ, que me paraît s’opposer ἄλλος, ou, en admettant la lecture de Ménage, ἄλλος οὑτος, mais à ce qui suit, à ἐγώ. Comme il y avait plus d’un Cynique qui eût pu reprocher au philosophe empereur sa toute-puissance et sa majesté, ἄλλος se justifie mieux ici que ἔτερος ; comme toute cette fin de pensée est un dialogue, on admettra, si tant est qu’on veuille changer οὕτως, l’emploi du pronom οὑτος (iste) pour désigner l’interlocuteur de Marc-Aurèle ; comme ἐγώ, qui s’oppose à ἄλλος οὑτος, est synonyme de ὅ δέ, lang ; peut ici équivaloir à ὅ μέν.

    Au contraire, il y a, à mon sens, au moins trois raisons de condamner la rédaction définitive de M. Couat, qui est aussi l’interprétation de Barthélemy-Saint-Hilaire, de Pierron et de M. Michaut : 1o l’impossibilité de distinguer, en les nommant, les quatre sectes dont il serait question dans cette pensée ; 2o la répartition symétrique d’expressions équivalentes dans ses deux parties (χωρὶς χιτῶνος et ἡμίγυμνος, — χωρὶς βιϐλίου et τροφὰς… ἐκ τῶν μαθημάτων οὐκ ἔχω) ; 3o l’asyndète (ὅ μέν, ὅ δέ entraînaient ἄλλος δέ).

    Pour ce qui est de τῷ λόγῳ, il est assez malaisé de se prononcer entre les deux traductions de M. Couat, parce qu’ici ce mot est pris à la fois dans les deux sens qu’il lui a donnés successivement. Dans la dernière phrase, qui est la réponse du Stoïcien, τῷ λόγῳ sous-entendu à côté de ἐμμένω signifie ce que signifie ὁ λόγος dans tout le reste des Pensées, c’est-à-dire : la raison. Mais dans la précédente, où il est exprimé, il a sans doute un autre sens qu’ont dû lui attribuer d’autres sectes. Dans le Phédon, ce terme signifie : la thèse ou la doctrine dont on est d’accord, et souvent (par exemple 75 A) Platon, dans son audace de poète, a personnifié cette doctrine, comme les Stoïciens devaient personnifier la raison. Si c’est à peu près la valeur que les