donc pas un fou, celui qui, au milieu de tout cela, s’enfle[1], ou s’agite, ou se tourmente en comptant pour quelque chose la cause de son trouble, le moment où il l’a conçu et le temps qu’il peut durer[2] ?
- ↑ [Couat : « souffle. » — Sans doute cette traduction s’accorde mieux que « s’enfle » avec le contexte, notamment avec les mots « s’agite, — se tourmente, — son trouble ». Mais le texte porte φυσώμενος, non φυσῶν. La dernière proposition, à mon sens (« en comptant pour quelque chose…, ὡς ἔν τινι χρόνῳ… »), n’explique que le verbe σχετλιάζων (« se tourmente »), non l’ensemble des trois verbes φυσώμενος, σπώμενος, σχετλιάζων.]
- ↑ [Couat : « comme si le temps était quelque chose et comme si ce qui le trouble devait durer. » — La vulgate donne : ὡς ἔν τινι χρόνῳ καὶ ἐπὶ μικρὸν ἐνοχλήσαντι. Ce datif singulier, qui ne se rapporte à aucun terme de la phrase, et à la place duquel on attendrait un accusatif absolu, a été corrigé par Reiske en ἐνοχλήσασι, qui se comprend sans doute fort aisément (pouvant s’accorder, une ligne plus haut, avec τούτοις : ὁ ὲν τούτοις φυσώμενος) ; mais on comprend moins bien comment la faute aurait pu se commettre. Les derniers traducteurs français de Marc-Aurèle, y compris M. Couat, semblent avoir admis la retouche de Reiske. M. Couat est le seul qui ait préféré à la leçon traditionnelle ἐπὶ μικρὸν celle du Vaticanus 1950 (= A), ἐπὶ μακρὸν, que M. Stich a, de son côté, accueillie dans son texte. Je ne saurais, moi non plus, comprendre ἐπὶ μικρὸν : Pierron et M. Michaut — pour ne citer qu’eux — n’ont pu traduire exactement cette expression sans lui sacrifier le contexte. Pierron : « comme si ces tourments pouvaient, même un instant, lui causer la moindre importunité ; » Michaut : « comme s’il en pouvait souffrir même un instant et même un peu. »
On remarquera la valeur qu’a prise aux yeux de M. Couat le mot τινι dans l’expression : ἔν τινι χρόνῳ. Sa traduction — « comme si le temps était quelque chose » — est d’accord avec le sens général de la pensée : elle y ramène l’idée que Coraï, en lisant ἐνεστὼς pour ἑστώς, avait voulu tirer d’une phrase antérieure. Si ingénieuse et séduisante qu’elle fût, cette interprétation m’a semblé un peu risquée. J’ai cru qu’elle se défendrait mieux si une antithèse ou tout au moins une répétition mettait dans la phrase grecque τινι en pleine lumière. Telle est la première raison qui m’a fait corriger ἐνοχλήσαντι, non en ἐνοχλήσασι comme Reiske, mais en ἐνοχλῆσάν τι. La seconde est qu’après ma correction (qu’on se reporte à l’époque où l’écriture ne séparait pas les mots) le texte est encore intact.]
que la restriction « presque rien » est absurde. Le moment présent (supra II, 14) est le seul que nous possédions : il est tout pour nous, — ou il n’est rien en soi que la limite de deux néants.
Comment Marc-Aurèle lui-même peut-il hésiter à affirmer l’absolue instabilité des choses ? Sans doute n’a-t-il en vue ici que la stabilité relative de ce qui fait l’identité des êtres, eux-mêmes éphémères (la ποιότης, supra IV, 14, en note, et IV, 21, 1re note), ou que l’apparente longévité des choses sans vie, qui, créées par la nature ou sorties de nos mains, durent plus que nous ; et j’avoue que j’aurais conservé la ponctuation de la vulgate et de M. Stich, si j’avais pensé pouvoir tirer du grec le sens suivant : « presque rien n’est stable, même approximativement. » Mais quelle serait l’utilité de l’article dans l’expression adverbiale τὸ πάρεγγυς ? Ne serait-il pas surtout amphibologique ? Puis croit-on qu’après οὐδέν, καὶ puisse en grec remplacer οὐδέ, comme en français, après le mot « rien », il semble parfois indifférent d’écrire « même » ou « pas même » ?
Quoi qu’il en soit, s’il est pour les Stoïciens quelque chose d’absolument stable dans le monde, ce ne peut être que la raison du monde, ou du moins cette partie de la raison en laquelle réside son identité, — celle qui ne s’éteint pas (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 151, n. 1) quand l’air, l’eau et la terre se reforment dans l’universel embrasement : c’est la loi elle-même des changements qu’ils voient partout. Ils ne peuvent, en effet, se passer de cette idée, sans laquelle il n’est point de science. Lorsque les plus logiques d’entre eux disent que la loi est un animal, c’est-à-dire matière, ils admettent que la loi est changeante, comme toute matière, c’est-à-dire qu’elle n’est plus la loi.]