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DEUXIEME PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

Les plus anciennes mentions du Roman de la Rose qu’on ait relevées jusqu’ici se trouvent dans la Panthère d’Amours, de Nicole de Margival, écrite vers 1295, et dans la Cour d’Amours, de Mahieu Le Porier, à peu près de la même époque. Nicole de Margival renvoie au Roman de la Rose les lecteurs qui voudront apprendre à fond l’art d’aimer, et Mahieu Le Porier reproche à Jean de Meun d’avoir médit des femmes. Ces deux auteurs ont dû subir l’influence du roman, mais ils ont eu en même temps d’autres modèles. Nicole de Margival cite un poème allégorique aujourd’hui perdu, ayant aussi l’amour pour sujet, le Dit de l’Annetet, de Jean l’Espicier ; il mentionne encore le livre d’André Le Chapelain, qu’il a connu par la traduction de Drouart La Vache. S’il n’avait pas cité ces deux ouvrages, c’est évidemment à Guillaume de Lorris qu’on aurait sans hésitation attribué ce qu’il dit de l’amour.

C’est donc avec beaucoup de réserve et de circonspection qu’il faut apprécier l’influence du Roman de la Rose sur notre poésie, en laissant de côté toute idée préconçue, en oubliant les préjugés auxquels les précis et les manuels ont fini par donner force de vérités démontrées, et qui remontent à l’époque où l’on ne connaissait guère des auteurs du xiiie siècle que Guillaume de Lorris et Jean de Meun ; en se souvenant au contraire que Guillaume n’a pas créé le genre dont son poème est le plus brillant produit. Cette influence est réelle, incontestable ; mais ce n’est pas celle d’un novateur qui change les habitudes de l’esprit, qui révolutionne un art en y apportant des procédés nouveaux ; c’est celle d’un esprit supérieur qui donne à un genre la consécration de son talent et de son autorité ; celle d’un maître brillant qui attire à l’école dont il fait partie de nombreux disciples, qui communique aux doctrines de cette école la longévité de ses travaux personnels.

Cette influence fut malheureuse. L’art des allégories et des personnifications est faux et dangereux, parce que, comme l’a justement remarqué M. Gaston Paris, « il dispense d’observation réelle et de sentiment vrai ». Si Guillaume de Lorris avait assez de talent pour éviter, au moins en partie, les inconvénients de ce système, il n’en fut pas de même de ses imitateurs. Les personnifications qui dans le Roman de la Rose ont une vie