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Page:Peyrebrune - Le Roman d un bas bleu 1892.djvu/118

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mon âge l’exigeait, mes vingt-huit ans me condamnaient à fermer la marche. Trois hommes s’avancèrent. Laurence, le magnifique et parfait poète, l’esprit le plus indépendant, le plus impertinent et le plus cruel du siècle, Jehan Daru, le savant dessinateur aux cheveux blonds et lisses, coupés en ligne droite sur le front, au doux visage imberbe, et qui paraît, même en habit, vêtu du pourpoint des escholiers et de leurs chausses collantes.

Mais, devant eux, passa Paul Ruper. Il s’inclina ; je pris son bras et nous entrâmes dans la salle à manger. Paul me fit asseoir à sa droite, en face de Mme de Bléry : nous n’avions pas échangé un mot.

Et puis, tout de suite, mon autre voisin, Raoul de La Farge, m’accapara.

J’étais si heureuse de cette diversion que j’en montrai sans doute un peu trop de reconnaissance au jeune poète infatué de sa gloire naissante et dont la hardiesse bientôt m’effraya. Certain sonnet, débité à demi-voix, me fit brusquement rougir.

Malgré moi, je me détournai vers Paul, d’un geste de fuite, avec un regard troublé qui appelait à l’aide. Un instinct me jetait vers lui, comme vers mon protecteur naturel, avoué. Et je vis une grande joie dans son regard ardent, subitement adouci. Alors, et pour la première fois, depuis sa présentation au couvent, nos voix se mêlèrent dans un entretien dont les mots n’avaient aucun sens, sinon pour nos âmes troublées.

Sans transition il m’avait parlé du « pays ». Et il me semblait que nous n’aurions pu parler d’autre chose. Tour à tour nous rappelions les souvenirs qui nous étaient restés des mornes landes et des horizons lointains que la mer éloigne ou rapproche aux diffé-