Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/17

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— Scipion ! si notre sainte mère t’entendait !

Les yeux de Scipion, tout de suite, devenaient pleins de larmes. Annibal s’attendrissait.

— Allons, n’en parlons ? plus ; il faut bien que jeunesse se passe. J’inscris : Frais divers, dix centimes.

— Cela ne m’arrivera plus, murmurait Scipion.

Et Annibal continuait :

— Sirop de tolu, trois francs. À propos, j’ai consulté le docteur : tu prendras deux cuillerées matin et soir.

— Moi !

— Tu as toussé toute la nuit passée.

— La belle affaire ! En voilà une dépense inutile ! Pour le coup, Annibal…

— Paix ! Je sais ce que je fais. Crois-tu que je vais te laisser tomber malade ? Qui prendrait soin de toi, petit, si ce n’était ton frère aîné ?

— Mon bon Annibal !

— Je ne suis pas bon, je suis juste.

Ce mot de justice revenait fréquemment dans les raisonnements d’Annibal. Il avait trouvé cette explication de ses bontés, dont il aurait rougi autrement comme d’une faiblesse. La rudesse de ses aïeux lui paraissait imposée comme une part d’héritage qu’il ne devait pas laisser péricliter, comme une obligation, un devoir de famille et de caste. Les chefs de famille étaient sévères chez lui, impérieux et obéis : chef à son tour, Annibal s’armait de sévérité ; mais, comme ce sentiment n’était pas en lui, comme une bonté, une douceur exquise influait sur toutes ses actions, il s’était avisé de les présenter, de les excuser presque, comme étant des actes de pure justice, résultat d’un jugement motivé de son esprit, et non pas d’une impulsion vive, spontanée, de son cœur. Cette ruse lui avait en partie réussi auprès de Scipion : le « jeune frère » était persuadé de la rudesse d’Annibal comme aussi de son admirable esprit de justice,