Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/45

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— Des aiguilles, du fil, un dé…

— Une chaufferette…

— Un miroir…

— Un miroir ! s’écria Annibal étourdi.

— Puisqu’elle coudra sa robe elle-même, il faut bien qu’elle voie à se l’essayer. Et il n’y en avait pas dans ma chambre.

— C’est juste.

La table disparaissait maintenant sous les papiers froissés et les étoffes déployées. Les frères Colombe, très rouges, chacun d’eux un peu suffoqué de la rage d’acquisitions qui avait emporté l’autre, n’osaient pas se regarder dans la crainte d’apercevoir un vague reproche dans leur mutuel étonnement. Quant à Manon, pétrifiée par une surprise qui tenait du rêve, elle ne bougeait pas, les mains jointes devant elle, dans une extase sérieuse ou plutôt l’effort d’une pensée qui lui échappait. C’était si étrange aussi, si invraisemblable, ce qui lui arrivait là ! Elle en éprouvait l’envie de pleurer et de rire en même temps, le cœur gonflé, très heureuse au fond, avec un coup d’orgueil.

— Eh bien, tu ne dis rien ? lui demanda Scipion.

Elle tressaillit, balbutia, ne put rien dire et se mit à pleurer.

— Tu pleures ! s’écria Annibal troublé. Pourquoi ?

— C’est…, c’est de plaisir, sanglota Manon. Oh ! que je suis heureuse !…

— À la bonne heure ! dit-il en souriant, très ému sous sa grosse moustache terrible, qui n’en laissa rien voir.

— Je vous remercie, oh ! je vous remercie… cent mille fois, mes bons messieurs ; mais je vous rendrai tout plus tard, quand je saurai gagner de l’argent.

C’est entendu, déclara Scipion. Pour le moment, à l’ouvrage, hein ! que nous voyions comment tu es habile. Allons, attrape tes ciseaux et coupe… Où les ai-je fourrés, les ciseaux ?

Et, pour les trouver, l’on fut obligé de bouleverser toutes les acquisitions, brouillant tout, jetant la moitié des choses par