Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/58

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— Eh bien ! lis…

— Quoi ? Vous ne voulez pas que je lise de romans.

— Certes ! une petite fille…, commença Annibal.

— Je vais sur mes dix-sept ans.

— Fais de la musique.

— Cela m’ennuie.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

On dîna mal le soir de cette explication. Même Manon s’étant mise à manger du bout des lèvres, personne n’eut faim. Alors maman Pion fit un coup d’État.

— Si nous allions au spectacle ? dit-il brusquement.

— Oh ! oui, oui, cria Manon subitement égayée ; allons au théâtre… Vous voulez bien, papa Nibal ?…

Annibal hochait gravement la tête, hésitant. Mais Scipion fit signe à Manon d’aller s’habiller, et, dès qu’elle eut disparu dans sa chambre, il dit à son frère :

— Tu comprends qu’elle ne s’amuse guère, enfermée toute la journée seule, ici. Il faut la distraire. On aime les plaisirs à son âge. Si elle allait s’ennuyer avec nous !

— C’est juste, répondit vite Annibal effrayé.

Et l’on mena au théâtre Manon triomphante. C’était une féerie qu’on lui montra ; mais il y avait une intrigue tout de même, comme dans les romans : les amours d’un jeune paysan avec une princesse, amours traversées, contrariées. Et Manon trépignait de rage, montrant le poing au Génie du mal qui séparait constamment les amoureux. Enfin ils se rejoignirent au dernier acte et ils montèrent ensemble sur un trône d’or dans une apothéose. Manon possédait maintenant une théorie de l’amour.

Il lui fallut toutes les chansonnettes qu’elle avait entendues dans la pièce. Pendant huit jouis, le piano marcha, et aussi le gosier de Manon, qui roucoula toutes les bêtises sentimentales et les drôleries idiotes dont le refrain devient une obsession.