Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/62

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Quand Manon se fut bien divertie à ce jeu, elle s’en dégoûta et, passant à un autre, elle imagina un soir de se faire faire la lecture par Annibal, qui avait une belle voix sonore. Scipion s’offrit vivement, comme jaloux du choix de Manon ; mais elle insista :

— Nom non, papa Nibal. Maman Pion ne sait pas lire.

Une fierté passa dans le regard d’Annibal et il prit le livre. Manon, renversée dans un fauteuil, jouait avec ses nattes dorées défaites et regardait vaguement en l’air avec un sourire comme si elle voyait passer sur l’écran de clarté mobile que la lampe jetait au plafond une silhouette, une ombre, l’ombre d’un rêve ou d’une réalité entrevue.

Et Annibal, scandant trop le rythme, mais exprimant avec un feu bizarre, lisait ou plutôt déclamait lentement ce charmant sonnet de Leconte de Lisle : Sommeil de Léïlah :

    Ni bruit d’aile, ni son d’eaux vives, ni murmures.
    La cendre du soleil nage sur l’herbe en fleur,
    Et de son bec furtif le bengali siffleur
    Boit, comme un sang doré, le jus des mangues mûres.

    Dans le verger royal où rougissent les mûres,
    Sous le ciel clair qui brûle et n’a plus de couleur,
    Leïlah languissante et rose de chaleur
    Clôt ses yeux aux longs cils à l’ombre des ramures.

Annibal s’interrompit, ayant perdu la ligne pour avoir jeté un coup d’œil rapide sur Manon qui baissait ses longs cils en souriant toujours.

— Va donc ! cria irrespectueusement Scipion, très agacé. Annibal rougit et continua :

    Son front ceint de rubis presse son bras charmant ;
    L’ambre de son pied nu colore doucement
    Le treillis emperlé de l’étroite babouche.

    Elle rit et sommeille et songe au bien-aimé.