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choisi votre maison pour y transiger mes affaires aujourd’hui ?

— Tant mieux, et je voudrais que ce fût pour toujours ; ma maison, monsieur, est à votre disposition, et je suis sûr que ma femme dira comme moi, quand elle sera revenue de la promenade avec sa fille.

— Je me suis donné pas moins de trois rendez-vous ici, tous pour aujourd’hui. Ce n’est pas mal débuter, n’est-ce pas, pour une nouvelle pratique ? Le premier, comme vous le savez maintenant, a lieu avec Quimpois ; le deuxième avec mon collègue, M. Aubert, et le dernier, ma foi, je ne sais pas précisément avec qui, mais vous allez en juger. Hier, pendant que nous recevions les sauvages sur l’îlet, et que moi qui étais resté sur la côte je m’amusais à les regarder, je fus entouré par une foule de jeunes gens de la ville, de qui je ne croyais pas être connu ; mais ils me firent voir qu’ils me connaissaient très bien. Plusieurs d’entre eux se plaignaient de ce qu’il ne leur était pas permis de faire une promenade sur l’eau. Ces gaillards s’étaient rapprochés de moi et me désignaient comme auteur de l’ordre qui les privait du plaisir qu’ils auraient voulu se donner. Car je dois vous dire, si vous ne le savez déjà, qu’il était enjoint à tous les maîtres des embarcations du port de les tenir soigneusement à la chaîne, tant que les sauvages y seraient, surtout à leur arrivée, Vous sentez combien il importe dans une pareille circonstance d’éviter toute confusion. Nous savions, d’ailleurs, que les canots devaient venir chargés des plus riches présents. Sans les précautions que nous avons prises, la rade se fût couverte de promeneurs et il eût sui d’une fausse manœuvre, d’un coup d’aviron manqué de la part de quelque étourdi, ou d’une main novice, pour faire chavirer un canot d’écorce, engloutir son contenu et nous attirer la méfiance, peut-être le courroux de nos Sauvages. Heureusement, il n’est rien arrivé de la sorte, grâce aux mesures prises à l’avance et au zèle que nos braves citoyens ont mis à nous seconder. Cependant les jeunes gens, qui n’avaient, j’en suis certain, que de bonnes intentions, enrageaient de se voir condamnés à n’être que spectateurs dans une scène où ils auraient voulu jouer un rôle actif ; et puis, il faut être de bon compte, la chaleur était grande, une petite promenade sur l’onde qu’ils voyaient s’agiter amoureusement sous les douces caresses d’une brise rafraichissante, les eût mis à leur aise. Si vous les aviez entendus, comme moi, se plaindre de l’ardeur du soleil ! Ils disaient qu’on avait entrepris de les faire rôtir sur la grève, pendant qu’on laissait des sauvages respirer librement sur l’îlot. On cria de suite à la tyrannie, et comme, à leurs yeux, je passais pour le tyran, pour un despote sans entrailles, un murmure général s’éleva contre moi. Plusieurs groupes de dames qui se tenaient près du mur eurent peur et se sauvèrent. Mon nom circulait, vomi par toutes les bouches. Les uns criaient : À bas Crozat ! les autres : Honte à Boldéro ; et tous ! C’est un tyran ! Je ne savais que penser d’une pareille conduite et je commençais à regretter qu’on n’eut pas posté des troupes à l’endroit où je me trouvais, lorsque je m’aperçus qu’il y avait plus de folle gaîté que de fureur dans ces manifestations populaires. Quand les femmes disparurent, la foule changea de ton ; on n’entendit plus que des rires et des applaudissements. Les petits jetaient leurs chapeaux en l’air et gambadaient comme des carcajous leurs aînés tournaient à l’envi des compliments au beau sexe. Tout cela, fait avec une rare décence et un comique des plus plaisant, charmait les bons citoyens qui les regardaient faire et les encourageaient parfois du geste et de la voix. Pour moi, j’étais émerveillé et surtout fort satisfait de ce changement. L’orage était dissipé, je me trompe, il n’y avait pas même eu d’orage ; car ce que j’avais pris pour des menaces vraiment redoutables, terribles, n’étaient que pur badinage, mais un badinage que je n’aimais pas, si vous voulez. On le sentit bien, puisqu’on s’empressa de me faire des excuses. Un grand jeune homme, beau garçon, bien mis et ayant l’air tout à fait comme il faut, se présente devant moi, chapeau bas et, me saluant avec une politesse des plus rassurantes, me dit qu’il était chargé de la part des jeunes gens, ses confrères, de m’expliquer la scène qu’ils venaient de me faire et qui avait été préméditée entre eux ; qu’ils espéraient que je vou-