Page:Physiologie du gout, ou meditations de gastronomie transcendante; ouvrage théorique, historique, et à l'ordre du jour, dédié aux gastronomes Parisiens (IA b21525699).pdf/415

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dispose l’imagination à la méditation et au romantisme[1].

Il était tard quand nous rentrâmes. L’abbé vint à moi pour me souhaiter le bonsoir et une bonne nuit. « Je vais, me dit-il, rentrer chez moi, et vous laisser finir la soirée. Ce n’est pas que je croie que ma présence pût être importune à nos pères ; mais je veux qu’ils sachent bien qu’ils ont liberté plénière. Ce n’est pas tous les jours Saint-Bernard ; demain nous rentrerons dans l’ordre accoutumé : cras iterabimus æquor. »

Effectivement, après le départ de l’abbé, il y eut plus de mouvement dans l’assemblée ; elle devint plus bruyante, et on fit plus de ces plaisanteries spéciales aux cloîtres qui ne voulaient pas dire grand’chose, et dont on riait sans savoir pourquoi.

Vers neuf heures, le souper fut servi : souper soigné, délicat, et éloigné du dîner de plusieurs siècles.

On mangea sur nouveaux frais, on causa, on rit, on chanta des chansons de table ; et un des pères nous lut quelques vers de sa façon, qui vraiment n’étaient pas mauvais pour avoir été faits par un tondu.

Sur la fin de la soirée, une voix s’éleva et cria : « Père cellérier, où est donc votre plat ? — C’est trop juste, répondit le révérend ; je ne suis pas cellérier pour rien. »

Il sortit un moment, et revint bientôt après, accompagné de trois serviteurs, dont le premier apportait des rôties d’excellent beurre, et les deux autres étaient chargés d’une table sur laquelle se trouvait une cuve d’eau-de-vie sucrée et brûlante : ce qui équivalait presque au punch, qui n’était point encore connu.

  1. J’ai constamment éprouvé cet effet dans les mêmes circonstances, et je suis porté à croire que la légèreté de l’air, dans les montagnes, laisse agir certaines puissances cérébrales que sa pesanteur opprime dans la plaine.