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DU GOÛT.

plats obligés avaient succédé un gigot de mouton à la royale, un assez beau chapon et une salade copieuse.

Dès qu’il me vit paraître, il demanda pour moi un couvert, que je refusai, et je fis bien ; car, seul et sans aide, il se débarrassa très-lestement de tout, savoir : du gigot jusqu’à l’ivoire, du chapon jusqu’aux os, et de la salade jusqu’au fond du plat.

On apporta bientôt un assez grand fromage blanc, dans lequel il fit une brèche angulaire de quatre-vingt-dix degrés ; il arrosa le tout d’une bouteille de vin et d’une carafe d’eau, après quoi il se reposa.

Ce qui m’en fit plaisir, c’est que, pendant toute cette opération qui dura à peu près trois quarts d’heure, le vénérable pasteur n’eut point l’air affairé. Les gros morceaux qu’il jetait dans sa bouche profonde ne l’empêchaient ni de parler ni de rire ; et il expédia tout ce qu’on avait servi devant lui sans y mettre plus d’appareil que s’il n’avait mangé que trois mauviettes.

C’est ainsi que le général Bisson, qui buvait chaque jour huit bouteilles de vin à son déjeuner, n’avait pas l’air d’y toucher : il avait un plus grand verre que les autres, et le vidait plus souvent ; mais on eût dit qu’il n’y faisait pas attention, et, tout en humant ainsi seize livres de liquide, il n’était pas plus empêché de plaisanter et de donner ses ordres que s’il n’eût dû boire qu’un carafon.

Le second fait rappelle à ma mémoire le brave général P. Sibuet, mon compatriote, longtemps premier aide de camp du général Masséna, et mort au champ d’honneur en 1813, au passage de la Bober.

Prosper était âgé de dix-huit ans, et avait cet appétit heureux par lequel la nature annonce qu’elle s’occupe à achever un homme bien constitué, lorsqu’il entra un soir dans la cuisine de Geuin, aubergiste chez lequel les