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Page:Piedagnel - Jules Janin, 1877.djvu/25

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jules janin

Il n’a jamais oublié cette tristesse des premiers adieux :

La chambre de ma mère donnait justement sur le grand fleuve. Ce jour-là, le Rhône était bien grondeur. On l’entendait mugir, on le voyait, à travers les rideaux, scintiller comme une flamme ; il battait le pied de la maison, frappant déjà à la porte et demandant à haute voix à y entrer. Moi, sur le point de partir, je me précipitai dans les bras de ma mère, qui était déjà malade de la maladie dont elle est morte, pauvre mère ! Elle me tendit les bras avec des larmes et des sanglots. Ma mère était belle ; et partout à Condrieu, où elle était née, quand Condrieu était une ville animée et joyeuse, livrée aux doubles fêtes de la navigation et de la vendange, on citait ma mère pour la fraîcheur de ses joues, la blancheur de ses mains et la beauté de ses bras. Je ne l’avais jamais vue pleurer que ce jour-là ; car c’était une femme heureuse naturellement et d’un caractère élevé et fort, qui ne s’étonnait guère des petits malheurs qui s’élèvent dans tous les ménages… J’étais donc assis sur son lit sans mot dire. Elle ne me dit rien non plus, me prenant la main et m’embrassant, essuyant ses larmes pour pleurer encore… À présent que je me souviens de cette douleur muette, il me semble que je n’ai jamais eu tant de douleur.
Ma mère n’était pas la seule mère qu’il me fallut quitter en quittant ma petite ville ; j’en avais une autre, qui m’était bien chère aussi : c’était ma grand’tante. Voilà une femme ! Elle m’avait adopté tout enfant, un