Aller au contenu

Page:Pierre de Coubertin - L Europe inachevee, 1900.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
157
l’europe inachevée

est peut-être la moins slave de toutes, la Russie. Le slavisme y est partout imprégné d’influences finnoises et tartares. Le Russe diffère essentiellement du Polonais et encore plus essentiellement du Tchèque. Il ne faut pas s’imaginer que les Serbes ou les Croates ne soient que des tribus moscovites égarées qui ne demanderaient qu’à rentrer dans le giron familial. En réalité, ces tribus que relie quelquefois un lien religieux, ces tribus n’ont invoqué le concours de l’empereur de Russie, du Moscovite, que parce qu’elles se sentaient menacées par d’autres peuples ; ce n’est pas pour le simple plaisir de l’ingratitude que dès le lendemain de leur émancipation la Serbie et la Bulgarie se sont détournées de la Russie. Les Tchèques et les Croates feraient de même.

Tous ces peuples ont des tendances absolument différentes les uns des autres et le seul lien qui les rattache, dans l’état actuel des choses, est un besoin commun de résistance. Mais du jour où leur indépendance serait reconnue, ils retrouveraient toute leur liberté et en feraient usage d’une manière toute différente et dans une ligne tout il fait opposée.

Le panslavisme n’est une question intéressante qu’au point de vue de la politique extérieure russe, c’est-à-dire qu’il est une occasion d’intervention pour le gouvernement moscovite. Au nom du panslavisme, la Russie peut intervenir dans les affaires privées de ces peuples. C’est là un danger, mais il ne faut jamais croire que le panslavisme existe en tant qu’attrait irrésistible.

Voilà résumée, d’une façon dont je vous assure que je sens plus qu’aucun de vous l’aridité et l’imperfection, cette question de l’achèvement de l’Europe. Je viens de vous dire qu’elle peut s’imposer à nous du jour au lendemain. Je puis ajouter qu’elle est fatale parce qu’elle est sur l’horizon depuis cinquante ans, depuis l’émancipation de la Grèce, et que nous la voyons en quelque sorte s’affirmer davantage d’année en année, d’une manière qui permet de dire qu’elle est inéluctable.

Vous me permettrez de répondre pour finir, à une pensée que j’ai devinée chez plusieurs d’entre vous et qui est tout à fait naturelle. Quelle peut être, en présence de ces éventualités, l’attitude de la France ? Je relevais, l’autre jour, dans un journal, cette phrase que je crois citer à peu près textuellement : « Il y a dans le monde de grands projets ; l’Allemagne veut s’annexer les provinces autrichiennes de langue allemande, et le peuple anglais pense à réunir le Cap au Caire ; ce sont là des projets que nous ne devons pas tolérer ! ».