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CHAPITRE VII.

l’ont voulu, et la douleur cruelle transperce mes os… Telle est la violence de cet amour qui s’est glissé dans mon cœur, répandant sur mes yeux un épais nuage, et ravissant hors de mon sein ma raison énervée. » Ces deux fragments n’appartiennent déjà plus, par le mètre, à la poésie que nous connaissons. A côté du dactyle et du spondée on y voit paraître l’ïambe ; et le trochée n’y joue plus ce simple rôle de remplaçant qu’il avait à la fin de l’hexamètre : il est employé, comme l’ïambe, concurremment avec les pieds anciennement connus.

Il paraît que Lycambès, père de Néobulé, avait promis d’abord sa fille au poëte, et qu’il manqua plus tard à sa parole. Le ressentiment d’Archiloque ne connut pas de bornes. Lycambès fut diffamé dans toute la Grèce comme un homme sans probité et sans foi, Néobulé et ses sœurs comme des femmes dépravées et qui avaient bu toute honte. On dit que le père et les filles se pendirent de désespoir. Deux des vers d’Archiloque donnent à croire que l’amant courroucé ne s’était pas borné aux invectives violentes et aux injures. Il mettait, pour ainsi dire, en scène ses ennemis ; il les faisait parler eux-mêmes, pour les rendre plus noirs encore, ou pour les accabler les uns par les autres. C’est Néobulé ou une de ses sœurs qui disait : « Lycambès mon père, quelle parole viens-tu de prononcer ? qui a égaré ton esprit ? »

Cet homme qui faisait de la poésie un si funeste usage fut admiré pourtant de ses contemporains mêmes. La postérité l’admira davantage encore. On ne faisait pas de difficulté de dire Homère et Archiloque, comme on disait Homère et Tyrtée. Il reste même un admirable buste géminé, qui présente d’un côté la tête d’Archiloque et de l’autre celle d’Homère. La nouveauté des formes métriques, la verve inépuisable, l’énergie des peintures, l’habileté avec laquelle Archiloque intéressait à sa cause les mauvaises passions du cœur humain, un style simple, populaire, et qui était une nouveauté aussi après les solennités de l’épopée et de l’élégie, il n’en fallait pas tant pour séduire les Grecs enthousiastes, et pour faire élever aux nues le poëte de Paros, l’impitoyable persécuteur de Lycambès et de ses filles.