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CHAPITRE XIX.

comme le prétend Ion de Chios, qu’un homme aimable et d’une conversation charmante. Et pourquoi d’ailleurs les Athéniens s’étaient-ils avisés de se figurer qu’un grand poëte devait faire un bon général ; non pas seulement un bon soldat, comme avait été Eschyle, mais un homme capable de commander à des soldats ?

La vieillesse de Sophocle fut admirable de noblesse et de sérénité. Platon, qui l’avait vu sans doute chez son père, cite un mot de lui, au commencement de la République, qui prouve que Sophocle avait su vieillir : il se félicitait d’avoir secoué depuis longtemps le joug des passions sensuelles. Et cette sagesse ne dut pas être sans influence et sur sa longévité, et sur ce merveilleux phénomène d’un esprit qui a toujours été grandissant et n’a touché son apogée qu’à l’âge ordinaire de la décrépitude. C’est à quatre-vingts ans et plus que Sophocle composait le Philoctète et l’Œdipe à Colone. Il mourut en 406, à quatre-vingt-douze ans, ou tout au moins à quatre-vingt-neuf, dans toute la plénitude de ses facultés et de son génie.

On conte que, peu de temps avant sa mort, son fils Iophon chercha à le faire interdire, comme atteint d’imbécillité ou de folie. Il paraît qu’Iophon était jaloux de l’affection extrême de Sophocle pour un de ses petits-fils, né d’Ariston et nommé Sophocle comme son aïeul, et qu’il craignait de perdre sa part de l’héritage paternel. La cause fut déférée au tribunal des phratores, espèce de justice municipale ; et les juges, après avoir entendu Sophocle, donnèrent tort à Iophon. On dit que Sophocle se borna, pour toute réponse aux imputations de son fils, à lire aux juges quelques passages de l’Œdipe à Colone, qu’il venait de composer, et entre autres le chœur où les vieillards de Colone énumèrent à Œdipe toutes les merveilles d’une contrée chérie des dieux. Peut-être toute cette histoire n’a-t-elle rien d’authentique ; peut-être Iophon est-il resté jusqu’à la fin un fils respectueux et dévoué. Mais, si le chant des vieillards de Colone n’a pas servi à l’apologie de Sophocle, on peut bien dire que nul plaidoyer n’eût été plus capable de mettre contre Iophon tous les juges du monde, à plus forte raison des hommes