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ARISTOTE ET THÉOPHRASTE.

torité, et conservant pendant plus de deux siècles son empire, en dépit presque de toute raison. Il est vrai qu’on ne confrontait guère le texte d’Aristote, et qu’on s’en rapportait aveuglément aux commentateurs. Mais ce qui est aussi étrange pour le moins, c’est que les Heinsius, les d’Aubignac et d’autres, aient pu trouver ce qu’ils ont trouvé dans ce texte ; et je tombe de mon haut, quand je vois tout ce qu’ils ont rêvé en cherchant à comprendre la purgation des passions par la terreur et la pitié, et comment tout ce qui est dans l’épopée est dans la tragédie, et comment l’homme est poëte parce qu’il a l’instinct de l’imitation à un plus haut degré que le singe. Ce n’est pas leur faute si le génie de Corneille et de Racine n’a pas été étouffé dans cette prison qu’ils avaient construite, et où n’aurait pu vivre assurément la libre et fière nature des Eschyle, des Sophocle et des Euripide.

On rencontre pourtant çà et là, dans les traités acroamatiques, à travers ce prodigieux dédale de distinctions, de définitions et de syllogismes, des choses un peu plus humaines, et qui rappellent l’Aristote platonicien. Il y en a jusque dans la Métaphysique. Ainsi, par exemple, les pages admirables où Aristote décrit les caractères de la vraie philosophie, et en particulier ce charmant passage[1] : « De même que nous appelons homme libre celui qui s’appartient et qui n’a pas de maître, de même cette science, seule entre toutes les sciences, peut porter le nom de libre. Celle-là seule en effet ne dépend que d’elle-même. Aussi pourrait-on, à juste titre, regarder comme plus humaine la possession d’une telle science. Car la nature de l’homme est esclave par tant de points, que Dieu seul, pour parler comme Simonide, devrait jouir de ce beau privilège. Toutefois il est indigne de l’homme de ne pas chercher la science à laquelle il peut atteindre. Si les poëtes ont raison, si la divinité est capable de jalousie, c’est à l’occasion de la philosophie surtout que cette jalousie devrait naître, et tous ceux qui s’élèvent par la pensée devraient être malheureux. Mais il n’est pas possible que la divinité soit jalouse ; et les poëtes, comme dit le proverbe, sont souvent

  1. Aristote, Métaphysique, livre I, chapitre II.