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LUCIEN.

les lois. Comme ils reçoivent ses préceptes avec une confiance aveugle, ils méprisent tous les biens et les croient communs. Si donc il s’élevait parmi eux un imposteur adroit, il pourrait s’enrichir très-promptement, en se moquant de ces hommes simples et crédules[1]. »

Lucien est un sceptique, sceptique en fait de philosophie comme en fait de religion. Les dieux de l’Olympe et les philosophes sont perpétuellement en butte à ses irrévérencieuses attaques. Mais comme son scepticisme n’a rien de spéculatif, et n’est au fond que l’humeur satirique de son esprit, les sceptiques eux-mêmes ont leur part à ses boutades. Ainsi, dans les Sectes à l’Encan, où tous les chefs d’écoles philosophiques sont ridiculisés avec tant d’esprit, Pyrrhon n’est pas plus épargné que les autres. Le maître qui l’achète comme esclave lui prouve, par des arguments un peu rudes, qu’il y a quelqu’un là ; et, quoique le philosophe répète encore, sous les coups, Abstiens-toi de rien décider, ce n’est pas lui qui a gain de cause : le bâton fait merveilles, et Pyrrhon, bon gré mal gré, suit son maître au moulin. Je définirais volontiers le scepticisme de Lucien une méthode satirique ; car ce scepticisme n’exclut pas la croyance aux vérités de l’ordre naturel, et repose même essentiellement sur les données du sens commun. Seulement Lucien s’arrête aux principes les plus grossiers : il ne voit ou ne veut voir que ce qui se voit, se sent et se touche. Le monde de la pensée n’est pour lui que le pays des chimères. Tout ce qui dépasse l’étroit horizon de nos sens et de notre vie n’a jamais existé, selon lui, que dans l’imagination des philosophes ou dans les croyances déraisonnables de la multitude ignorante.

Nul écrivain ne saurait donner une plus vive idée de l’état des âmes dans ce siècle, où le paganisme ne faisait plus illusion à personne, et où le christianisme n’avait point encore complétement triomphé. La réputation et l’estime dont jouit toute sa vie un pareil mécréant et un pareil blasphémateur montrent, mieux que ne feraient tous les discours, combien

  1. Lucien, Mort de Pérégrinus, chapitre xiii.