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CHAPITRE XLV.

même où on le prend toujours en français. J’en citerai une qui a quelque étendue, et dont le sel est assez piquant pour ne pas perdre toute sa saveur dans le passage d’une langue à une autre : « Un médecin m’envoya son fils, pour qu’il apprît chez moi les belles-lettres. Dès que l’enfant sut Chante la colère[1] et fit d’innombrables maux[2], et le vers qui suit ces deux-là, précipita aux enfers beaucoup d’âmes valeureuses, le père ne l’envoya plus à mes leçons. Et, dès qu’il me vit : Mon ami, dit-il, je te remercie ; mais mon fils peut apprendre tout cela chez moi ; car je précipite aux enfers beaucoup d’âmes, et je n’ai nul besoin, pour cette besogne, d’un professeur de belles-lettres. »

J’ai mentionné, à propos du poëte Rhinton, les deux parodies tragiques attribuées à Lucien. La première, où le poëte met en scène un goutteux avec la Goutte elle-même et ses suppôts, et où la déesse donne d’incontestables preuves de sa souveraine et terrible puissance, est l’œuvre d’un talent fort distingué, et peut compter entre les plus spirituelles productions de Lucien. Il est impossible d’imaginer une application plus heureuse du style majestueux de la tragédie et des splendeurs lyriques du chœur, à l’expression d’infortunes risibles, d’idées et de sentiments grotesques. Je doute que Rhinton lui-même eût jamais rien écrit, dans son temps, qui l’emportât sur le Goutteux-Tragique. Je ne dis rien du Pied-Léger, qui est la plus faible de ces deux hilaro-tragédies, et dont on conteste avec raison l’authenticité. Voici l’imprécation par où débute le personnage dont la Goutte a fait son esclave à jamais : « Ô nom détestable, ô nom détesté des dieux ! Goutte, qui fais gémir sans cesse, fille du Cocyte ; toi que, dans les ténébreux cachots du Tartare, la Furie Mégère a enfantée de ses entrailles ; toi qui as sucé, nourrisson funeste, le lait d’Alecto : qui donc t’a fait monter à la lumière, divinité maudite ? Tu es venue pour être le fléau des hommes. Oui, s’il y a, après la vie, un supplice pour punir les mortels des crimes qu’ils ont commis sur la terre,

  1. Homère, Iliade, vers 1 du chant Ier.
  2. Id., ibid., vers 2.