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HOMÈRE.

croître sans cesse ; donner à son action une face nouvelle ; substituer à quelques combats particuliers le choc épouvantable de deux grandes masses, précipitées l’une sur l’autre par les héros qui les commandent et les dieux qui les animent ; balancer longtemps avec un art inconcevable une victoire que les décrets de Jupiter ont promise à la valeur d’Hector ; alors la verve du poëte me parut embrasée de tout le feu des deux armées : ce que j’avais lu jusque-là, et ce que je lisais, me rappelait l’idée d’un vaste incendie qui, après avoir consumé quelques édifices, aurait paru s’éteindre faute d’aliment, et qui, ranimé par un vent terrible, aurait mis en un moment toute une ville en flammes. Je suivais, sans pouvoir respirer, le poëte qui m’entraînait avec lui ; j’étais sur le champ de bataille : je voyais les Grecs pressés entre les retranchements qu’ils avaient construits et les vaisseaux qui étaient leur dernier asile ; les Troyens se précipitant en foule pour forcer cette barrière ; Sarpédon arrachant un des créneaux de la muraille ; Hector lançant un rocher énorme contre les portes qui la fermaient, les faisant voler en éclats, et demandant à grands cris une torche pour embraser les vaisseaux ; presque tous les chefs de la Grèce, Agamemnon, Ulysse, Diomède, Eurypyle, Machaon, blessés et hors de combat ; le seul Ajax, le dernier rempart des Grecs, les couvrant de sa valeur et de son bouclier, accablé de fatigue, trempé de sueur, poussé jusque sur son vaisseau, et repoussant toujours l’ennemi vainqueur ; enfin la flamme s’élevant de la flotte embrasée ; et, dans ce moment, cette grande et imposante figure d’Achille monté sur son navire et regardant avec une joie tranquille et cruelle ce signal que Jupiter avait promis, et qu’attendait sa vengeance. Je m’arrêtai comme malgré moi, pour me livrer à la contemplation du vaste génie qui avait construit cette machine, et qui, dans l’instant où je le croyais épuisé, avait pu ainsi s’agrandir à mes yeux : j’éprouvais une sorte de ravissement inexprimable ; je crus avoir connu pour la première fois tout ce qu’était Homère ; j’avais un plaisir secret et indicible à sentir que mon admiration était égale à son génie et à sa renommée ; que ce n’était pas en vain que trente siècles avaient consacré son nom ; et c’était