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CHAPITRE IV.

l’excès de la douleur, Achille reconnaîtra loyalement ses torts : « Atride, ce que nous faisons en ce moment, il nous eût été plus utile, à toi et à moi, de le faire alors que tous deux, le cœur plein d’amertume, nous nous livrâmes, pour une jeune fille, aux querelles dévorantes et à la colère[1]. » Et plus loin : « Très glorieux Atride, Agamemnon chef des guerriers, tu peux, à ton gré, m’offrir ces présents, comme le veut l’équité, ou bien les retenir. Mais, pour aujourd’hui, ne songeons qu’à combattre le plus tôt possible ; car il ne faut pas que nous perdions ici notre temps à parler ou à ne rien faire : il nous reste de grands travaux à accomplir. Que l’on revoie Achille parmi les premiers combattants, détruisant de sa lance d’airain les phalanges troyennes. Et vous tous, comme lui, songez à vaillamment combattre[2]. »

Dans l’ivresse de la victoire, quand il vient de venger Patrocle et qu’Hector est étendu à ses pieds, sa pensée se trouble ; ses instincts farouches éclatent avec toute leur sauvage rudesse ; il insulte par ses paroles les insensibles restes de son ennemi : « Eh bien ! Hector, tu te flattais, en dépouillant Patrocle, de préserver ta vie ; tu ne me craignais pas, parce que j’étais absent. Insensé ! je lui restais, moi, dans les profonds navires, un vengeur tout préparé, plus fort que lui de beaucoup, moi qui t’ai jeté par terre. Les chiens et les oiseaux de proie te déchireront honteusement ; et lui, les Achéens lui feront des funérailles[3]. » Mais laissez à cette fougueuse ivresse le temps de s’exhaler ; laissez la raison reprendre son empire, et l’homme divin reparaîtra, plus grand que jamais, plus beau, plus complètement héros. Qui ne se rappelle la scène incomparable, le sublime tableau, ce que la poésie a jamais produit de plus solennel et de plus émouvant, Priam aux pieds d’Achille ?

« Le grand Priam entre sans être aperçu. Il s’arrête près d’Achille, saisit ses genoux, et baise les mains terribles, homicides, qui lui ont tué plus d’un fils. De même que, quand un homme a commis un meurtre dans sa patrie, et que,

  1. Iliade, chant XIX, vers 56 et suibants.
  2. Ibid., chant XIX, vers 146 et suibants.
  3. Ibid., chant XXII, vers 331 et suibants.