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CHAPITRE IV.

une grande force de raison : « Dans Homère, disait-elle, Ajax ne se plaint point du tout de perdre ses coups, car il ne tire point sur ce qu’il ne voit pas. Mais il se plaint de ce que les troupes sont cachées dans un nuage si épais, qu’on ne peut se reconnaître, qu’il ne peut découvrir Antiloque pour l’envoyer à Achille, et qu’il est obligé de se tenir là les bras croisés, sans combattre et sans signaler son courage au milieu d’une si grande obscurité. Dans cette douleur, il s’écrie : Grand Dieu, etc. Ce second vers paraît plus noble, car M. de La Motte l’a imité de M. Despréaux, qui l’a traduit dans son Longin :

Grand Dieu, chasse la nuit qui nous couvre les yeux,
Et combats contre nous à la clarté des cieux.

Ce qui est beaucoup mieux, sans comparaison. Mais il ne laisse pas d’y avoir un défaut considérable. Je ne suis pas surprise que notre auteur n’ait pas senti la délicatesse d’Homère en cet endroit : il ne l’a peut-être lu que dans le passage de Longin ; mais je suis étonnée qu’elle ait échappé à M. Despréaux, qui assurément était aussi fin critique que grand poëte. Ajax, quoique très-impétueux et très-fougueux, n’était pas assez emporté pour dire à Jupiter : Rends-nous le jour, et combats contre nous. Ç’aurait été une sorte de défi trop arrogant et trop impie : il demande seulement qu’il leur rende la clarté du jour, et qu’après cela il les fasse périr, si telle est sa volonté. » Oui, Boileau s’est mépris, et La Motte plus lourdement encore. Le véritable Ajax ne dit point ce que lui fait dire Boileau, et bien moins ce que lui prête La Motte. Il dit simplement ceci : « Jupiter, délivre de l’obscurité les fils des Achéens ; rends la sérénité au jour ; fais que nos yeux puissent voir, et extermine-nous si tu veux à la lumière, puisqu’il te plaît que nous périssions[1]. » Voilà la prière qui méritait de toucher Jupiter, et qui désarme en effet son courroux ! Voilà des sentiments dignes d’Ajax, et voilà le sublime d’Homère !

  1. Iliade, chant XVII, vers 645 et suivants.