Page:Pirenne – Histoire de Belgique – Tome 7.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marché, réduisirent les salaires déjà très minimes des tisserands qui, de leur côté, comptèrent, pour se rattraper, sur la fraude et la malfaçon. Transformer brusquement la production rurale en production capitaliste était évidemment impossible, et l’on comprend sans peine qu’il était plus impossible encore aux milliers de travailleurs qu’elle faisait vivre, de se convaincre de leur impuissance et d’admettre l’inévitable décadence d’une industrie qui, depuis des siècles, avait nourri leurs pères. Ils se figuraient que leur malaise avait pour cause la fermeture de leurs anciens débouchés. Comme les drapiers flamands du XVe siècle, ils réclamaient des mesures de protection contre la triomphante concurrence dont ils souffraient, espérant vaincre la machine par la douane. Les marchands de toile se firent accorder des primes à l’exportation, et leurs réclamations contribuèrent largement aux vaines tentatives de conclure avec la France une union douanière[1]. Incapables de s’adapter aux conditions nouvelles du grand commerce, plus incapables encore de transformer les procédés routiniers des paysans qu’ils employaient, ils s’acharnaient obstinément à vaincre un sort qu’ils ne pouvaient que retarder au milieu d’une misère croissant avec leurs stériles efforts.

Efforts d’autant plus stériles, en effet, que, dans le pays même, des capitalistes se hâtaient d’introduire cette fabrication mécanique contre laquelle l’expérience prouvait trop clairement qu’il n’y avait pas d’autre moyen de résistance que l’imitation. Dès 1837, des filatures et des tissages à vapeur se fondent dans les villes : à Gand, la Lys et la Linière, à Liège, l’usine de Saint-Léonard. De 1841 à 1846, le nombre de leurs broches s’accroît de 47.000 à 97.000. La concurrence anglaise trouve désormais un rival devant lequel elle ne tardera pas à reculer, mais la situation de l’industrie paysanne, combattue sur place, n’en devient que plus lamentable.

Pour la défendre, les considérations morales et politiques entrent alors en jeu. Les conservateurs invoquent en sa faveur la nécessité de protéger contre la démoralisation des fabriques

  1. Voy. plus haut p. 89 et suiv.