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Tous les rois du continent étaient élus par leurs grands vassaux, mais les grands vassaux eux-mêmes étaient héréditaires. Guillaume l’était comme duc de Normandie, il le reste comme roi d’Angleterre, si bien que, tandis que les autres rois recevaient leur couronne et n’en disposaient pas, il fut dès l’abord propriétaire de la sienne. Mais il est en même temps, en vertu de la conquête, propriétaire de son royaume. Toute la terre anglaise est sa terre ; il exerce sur elle un droit analogue à celui que le seigneur d’un grand domaine exerce sur son fonds ; à son égard, tous les occupants particuliers ne sont que des tenanciers, aussi un de ses premiers soins a-t-il été de se faire rendre un compte exact de ces occupants : nous lui devons le Domesday book dressé de 1080 à 1086, que l’on peut très exactement comparer à un polyptyque, mais à un polyptyque renfermant la statistique foncière d’un État tout entier[1] Son énorme richesse foncière le met à même de créer une organisation féodale importée du continent, mais infiniment plus systématique et surtout plus pure d’éléments étrangers. La féodalité en soi, on l’a vu plus haut, n’avait rien d’incompatible avec la souveraineté de l’État. Si elle l’est devenue très rapidement, c’est que les grands vassaux ayant usurpé les droits régaliens les ont confondus avec leurs fiefs et en ont ainsi obtenu l’investiture en même temps que celle de leur terre. Guillaume se garda soigneusement d’introduire en Angleterre cette confusion de l’élément politique et de l’élément féodal. Les fiefs qu’il distribua à ses chevaliers normands ne leur donnèrent aucune autorité financière ou judiciaire. Ce furent, conformément au principe même de la féodalité, de simples tenures militaires conférées par le suzerain. De grands vassaux, ayant eux-mêmes des arrière-vassaux en grand nombre, formèrent l’armée de la couronne mais à aucun d’eux elle ne céda la moindre de ses prérogatives. Les droits de la royauté ne s’éparpillèrent pas dans les mains de la haute noblesse. Guillaume savait, comme duc de Normandie, ce qu’il en coûte à un roi de laisser s’établir autour de lui des princes territoriaux. Il eut soin d’empêcher que personne ne put devenir dans son royaume ce qu’il était lui-même dans le royaume de France. Ni sous lui, ni à aucune époque, la féodalité anglaise ne fut autre chose, si l’on peut ainsi dire, qu’une féodalité purement féodale. Elle posséda des terres,

  1. Dans l’État où nous le possédons, le « Domesday » ne comprend pourtant pas le relevé de tous les occupants du royaume. Il y manque un certain nombre de comtés.