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considérable. Pour les immigrés, l’anglo-saxon n’était qu’un patois barbare qu’ils ne se donnèrent pas la peine d’apprendre. A l’exemple du continent, il fut remplacé comme langue administrative par le latin, puis par le français. On cessa de l’écrire et sa littérature tomba dans l’oubli. Mais il ne disparut pas devant la langue des vainqueurs comme les idiomes des provinces conquises par Rome avaient jadis disparu devant le latin ou comme en Normandie même le Scandinave avait cédé la place au français. Le peuple continua de s’en servir. Rien d’ailleurs ne serait plus faux que d’expliquer sa fidélité à la langue nationale par son antipathie pour la langue des vainqueurs. Il emprunta au contraire à celle-ci tout ce qu’il put. Insensiblement, l’anglo-saxon se transforma en anglais, c’est-à-dire en une langue moitié romane pour le vocabulaire, mais qui par la grammaire et la syntaxe reste germanique.

Le moment était encore bien éloigné, à la fin du xie siècle, où cette langue, à la formation de laquelle les vainqueurs ont collaboré avec les vaincus, deviendrait l’idiome des uns et des autres. De longs siècles ont été nécessaires pour unir en un même corps le peuple conquérant et le peuple conquis et faire de la constitution de l’Angleterre la plus nationale des constitutions du monde. Au début, sous Guillaume le Conquérant et ses premiers successeurs, le régime politique qui s’installe est un régime d’occupation étrangère.

Jamais la conquête d’un pays n’a été accompagnée d’une perturbation plus complète des institutions politiques et de toute l’organisation de l’État[1]. Ne tenant son royaume que de son épée, ne régnant sur ses nouveaux sujets que par la force, comment Guillaume eût-il pu songer à maintenir un système de gouvernement qui laissait l’assemblée du peuple régner avec le roi ? La condition indispensable du succès était de tout soumettre au pouvoir royal, de le rendre si fort qu’il fût inébranlable. La constitution devait être et fut en effet essentiellement monarchique. Il était réservé à un grand vassal du roi de France de créer la souveraineté la plus vigoureuse de toute l’Europe.

Et qu’on le remarque tout de suite, c’est justement parce qu’il conçut sa royauté en prince féodal qu’il la rendit si puissante.

  1. Évidemment, je ne parle que de la conquête d’un État chrétien par un autre État chrétien. Il est évident que l’invasion musulmane a introduit avec elle des perturbations plus profondes.