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constituées lors du démembrement de l’Empire carolingien, et dont la plus importante était le comté de Toulouse. La situation des comtes de Toulouse était assez semblable à cette extrémité du royaume à celle des comtes de Flandre à l’extrémité opposée. Riches et puissants comme eux, ils profitaient, comme eux aussi, de leur position excentrique pour conserver à l’égard du roi une liberté presque complète. Enfin, de même qu’une partie des sujets des comtes de Flandre parlait « thiois », ceux des comtes de Toulouse parlaient provençal, et cette individualité linguistique s’ajoutait en la renforçant à l’individualité politique qui distinguait le comté de Toulouse du reste de la France. Elle la renforçait d’autant plus que la littérature provençale au xiie siècle brilla d’un éclat plus vif. Ses chansons d’amour et ses chansons de guerre (sirventes) passionnaient toute la noblesse du midi, se faisaient entendre en Italie et pénétraient même dans le nord, favorisées par un engouement analogue à celui qui, aux xvie et xviie siècles, devaient populariser parmi les beaux esprits la lecture des écrivains italiens puis espagnols. Richard Cœur de Lion, Frédéric II et le duc de Brabant Henri II rimaient dans cette langue provençale dont le développement littéraire précéda celui de toutes les autres langues romanes. Il n’en faut pas dire davantage pour montrer que l’activité intellectuelle ne le cédait en rien dans le midi à l’activité économique. Elle était si puissante qu’en même temps qu’elle y suscitait des poètes, elle y provoquait une formidable crise religieuse.

A la fin du xiie siècle, le Languedoc fourmillait de ces mystiques qui aspiraient à ramener l’Église et le siècle à la simplicité apostolique et condamnaient à la fois la hiérarchie religieuse et l’ordre social[1] comme amour du mal, c’est-à-dire de la chair, auxquelles il fallait substituer le règne de l’esprit. Ces « Cathares » étaient particulièrement nombreux dans le comté d’Albi, dépendant de celui de Toulouse, d’où leur nom d’Albigeois. Leur propagande leur avait gagné des adhérents non seulement dans le peuple des villes, mais chez les riches marchands et au sein de la noblesse. Malgré les objurgations du clergé et les remontrances du pape, le comte de Toulouse, Raymond VI, l’arrière-petit-fils du héros de la première Croisade, montrait à leur égard une tolérance qui le rendait suspect lui-même. En 1208, Innocent III le faisait excommunier par un légat, Pierre de Castelnau, qu’un chevalier du

  1. Voir plus haut, p. 222 et sq.