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à la liberté depuis six cents ans et ceux dont le grand-père a peut-être été corvéable d’un seigneur et attaché à la glèbe, les mots n’ont pas le même sens, et il est difficile de tomber d’accord. — Mon interlocuteur me regarda avec étonnement. Il se demandait sans doute si j’étais sérieux. Je l’étais extrêmement. Plus je m’initiais à l’Allemagne et plus clairement il m’apparaissait que sa discipline, son esprit d’obéissance, son militarisme, son manque d’intelligence et d’aptitudes politiques trouvent en grande partie leur explication dans cette renaissance du servage que le XVIe siècle a vu s’y accomplir. Il y a là entre elle et les pays occidentaux, une différence foncière et radicale. Sans le servage à peu près général des populations rurales à l’est de l’Elbe, le luthérianisme aurait-il pu se répandre comme il l’a fait, et l’organisation de l’État prussien serait-elle concevable ? … »[1]

C’est dans cette solitude, toute remplie cependant de ses méditations, et entrecoupée par des conversations qui lui ouvraient souvent de vastes horizons, que mon père a écrit l’« Histoire de l’Europe ».

Il n’avait à sa disposition d’autre livre qu’un petit manuel d’histoire employé à l’école de Creuzburg, lorsque, dès les premiers jours de son installation dans l’auberge thuringienne, il se mit à l’œuvre. D’abord il coucha par écrit, dans de petits cahiers d’écolier, « le plan qu’il portait dans sa tête ». Le 23 mars 1917 il commençait la rédaction. La date qu’il marquait chaque jour en marge de son manuscrit permet de suivre le progrès de l’ouvrage. Écrit d’un jet, presque sans ratures, formé de chapitres courts divisés eux-mêmes en paragraphes, on y sent l’expression d’une pensée arrivée vraiment au maximum de son développement. Au milieu du plus grand des drames, l’auteur sut conserver assez d’empire sur lui-même pour rester d’une objectivité absolue. Et pourtant il ne vivait pas en vase clos et son ouvrage le prouve. Si j’ai cité le rappel de certaines conversations qu’il souligne dans ses « Souvenirs de captivité », c’est que précisément on les sent en contact étroit avec les pages qu’il rédigeait alors ; le souci de l’érudition officielle allemande de tout expliquer par la race a amené plusieurs remarques qui montrent précisément combien est fausse cette théorie historique née des besoins de la politique, et le caractère de la population au milieu de laquelle il vivait a manifestement inspiré certaines explications sociales qui comptent parmi les pages les plus prenantes de l’œuvre. Mis dans l’impossibilité de recourir aux sources, de reprendre par le détail l’étude des faits, de contrôler les dates, mon

  1. Ibid., p. 65-68.