Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/176

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Dans ce petit monde immobile, l’arrivée des marchands renverse brusquement toutes les habitudes et produit, dans tous les domaines, une véritable révolution. A vrai dire, ils y sont des intrus auxquels l’ordre traditionnel ne fait aucune place. Au milieu de ces gens vivant de la terre et dont les familles subsistent d’un travail toujours le même et de revenus toujours égaux, ils font scandale par leur qualité de déracinés et par l’agitation et l’étrangeté de leur genre de vie. Avec eux apparaît non seulement l’esprit de gain et d’entreprise, mais encore le travail libre, la profession indépendante, également détachée du sol et de l’autorité seigneuriale, et, surtout, la circulation de l’argent.

Et ce n’est pas seulement le travail du marchand qui est libre : sa personne, par une nouveauté non moins étonnante, est libre aussi. Comment, en effet, connaître la condition juridique de ces nouveaux venus que personne n’a jamais vu ? Probablement la plupart d’entre eux sont nés de parents serfs, mais nul ne le sait et comme le servage ne se présume pas, force est bien de les traiter en hommes libres. Par une curieuse conséquence de leur condition sociale, ces ancêtres de la bourgeoisie future n’ont pas eu à revendiquer la liberté. Elle leur est venue tout naturellement ; elle a commencé par être un fait avant d’être reconnue comme un droit.

À ces caractères, déjà si surprenants, de la colonie marchande, s’en ajoute un autre encore : la rapidité de sa croissance. Elle exerce bientôt autour d’elle une attraction comparable à celle que les fabriques modernes exercent sur la population des campagnes. Elle suscite, en effet, par l’appât du gain, l’esprit d’entreprise et d’aventure qui sommeillait dans les âmes des serfs domaniaux et, de toutes parts, elle attire vers elle de nouvelles recrues. Elle est d’ailleurs essentiellement ouverte et extensible. Plus son activité commerciale se développe, et plus elle fournit d’emploi à une foule de gens, bateliers, charretiers, débardeurs, etc. Des artisans de toute sorte viennent en même temps se fixer en ville. Les uns, boulangers, brasseurs, cordonniers, y trouvent, grâce à l’augmentation constante de la population, des ressources assurées. D’autres travaillent les matières premières importées par les marchands, et les produits qu’ils élaborent alimentent à leur tour l’exportation. L’industrie prend ainsi sa place à côté du commerce. Dès la fin du xie siècle, en Flandre, les tisserands de laine commencent à affluer des campagnes dans les villes et la draperie flamande, en se centralisant sous la direction des