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les grands domaines ne se soient guère étendus que sur les bonnes terres déjà cultivées à l’époque romaine. Le reste était laissé aux bois, aux bruyères, aux marécages. Le temps de les mettre en culture était arrivé. Ce grand travail, qui pour la première fois depuis la disparition de l’Empire romain augmenta la richesse foncière de l’Europe, débute vers le milieu du xie siècle, atteint son apogée dans le courant du xiie siècle et s’achève, en se ralentissant, jusque vers la fin du xiiie siècle. Depuis lors, jusqu’à la fin du xviiie siècle, le sol cultivable n’a plus sensiblement augmenté en Occident, et cela suffit à montrer l’importance des progrès accomplis par la colonisation intérieure au Moyen Age. Les défrichements eussent sans doute été moins étendus si l’agriculture avait été plus avancée. L’ampleur des espaces qu’elle occupa, afin d’augmenter sa production, fut la conséquence des pratiques rudimentaires d’une culture encore toute extensive. La crise de l’organisation domaniale eût pu être évitée s’il avait été possible d’augmenter, par des procédés plus rationnels, la fécondité du sol.

Le système suivi dans le peuplement et la mise en culture des terres vierges contraste, par ce que l’on pourrait appeler son caractère libéral, avec les pratiques de l’époque précédente. Le paysan n’a plus avec le propriétaire du fonds d’autres rapports que ceux qui naissent nécessairement de la qualité de tenancier. Il paye une redevance pour la terre qu’il occupe, mais sa personne reste libre. Un des moyens les plus employés par les seigneurs pour attirer les colons, ou les hôtes comme les appelle la langue du temps, est la fondation de « villes neuves », véritables colonies agricoles. L’aire de la « ville neuve » est répartie en un certain nombre d’unités d’exploitation toutes égales entre elles et qui, moyennant un cens foncier, sont cédées à titre héréditaire. Une charte habituellement imitée de celle de la ville voisine, reconnaît la liberté personnelle des habitants, fixe les pouvoirs et la compétence du maire et de la cour qui sont chargés de l’administration et de la justice, règle les droits respectifs du seigneur et des paysans quant aux usages forestiers, etc. Ainsi apparaît un nouveau type de village, le « village à loi ». Avec l’ancienne organisation domaniale, il n’a plus qu’un caractère commun : comme elle, il suppose à la fois la grande propriété et la petite exploitation. Pour le reste tout est nouveau. Non seulement le paysan y est un homme libre, mais les prestations qu’il doit au seigneur, au lieu de consister encore en produits naturels, sont habituellement payables en argent.