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très exact de dire que la civilisation comme la politique a débuté en France par la forme féodale. Il ne faut pas oublier que le monastère de Cluny a été bâti par le duc de Bourgogne, et que les comtes de Flandre et les comtes de Champagne furent parmi les plus ardents protecteurs du mouvement clunisien, comme des ordres de Citeaux et de Prémontré. Et de même ce sont les ancêtres réels ou fabuleux de ces princes bâtisseurs de monastères que chantent les chansons de geste. Leurs héros sont des barons, les sentiments qu’elles exaltent, le courage, la fidélité et la piété. Leur plus beau type, Roland, est l’idéal des chevaliers tel que l’imaginaient les enfants des guerriers de la première Croisade. Durant le cours du xiie siècle, cette civilisation féodale s’orne et s’épure. La vie de cour, avec ses mœurs raffinées et conventionnelles que le Moyen Age a désigné sous le nom très exact de « mœurs courtoises » est née, non dans l’entourage du roi encore longtemps fidèle à la tradition carolingienne, mais dans les résidences princières. C’est là que se fixent les règles et le cérémonial de la chevalerie, que s’élève le sentiment de l’honneur, qu’apparaît le culte des dames, que se développe une littérature où la « matière de Rome » et celle de Bretagne viennent enrichir celle de France, où les divers genres lyriques de la langue d’oc passent à la langue d’oïl. Et cette floraison de la vie féodale n’est déjà plus restreinte à la France. Dès la fin du xie siècle elle s’est implantée en Angleterre avec les compagnons du conquérant, et elle s’est répandue dans tous les points de l’Orient où les chrétiens se sont établis. C’est le français que l’on parle à Jérusalem, à Antioche, à Saint-Jean d’Acre. Il est dès lors et il est resté jusqu’à nos jours, dans le bassin de la Méditerranée orientale, la langue internationale des Européens.

En Europe même, ses progrès depuis le commencement du xiiie siècle sont extraordinaires, et ici la puissance politique acquise par le royaume a singulièrement aidé à la puissance d’expansion qu’il tenait déjà de son prestige social. De même qu’aux xviie et xviiie siècles, il devient dans chaque pays, pour la haute aristocratie, comme une seconde langue nationale. Dans les régions de langue « thioise », des précepteurs français sont chargés de l’enseigner aux jeunes gens de la noblesse comme le complément indispensable de la bonne éducation et de la « courtoisie ». En Italie même, Brunetto Latini lui donne le pas sur tous les autres idiomes.

Plus tôt même que la langue, la littérature de la France a fait son tour d’Europe. Par les Pays-Bas, dès le milieu du xiie siècle,