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l’Angleterre cent cinquante ans plus tôt après la bataille de Bouvines. Ici et là le désordre des finances et la déiaite aboutissaient à une révolution. Rien d’étonnant si cette révolution fut beaucoup plus tardive en France qu’en Angleterre. L’unité politique et nationale qui en est la condition nécessaire a été en effet imposé brusquement à celle-ci dès la fin du xie siècle, lors de la conquête normande, tandis que celle-là n’y est arrivée sous le règne de Philippe le Bel qu’à travers une longue série d’efforts. Mais la différence que présente en ce point l’histoire des deux pays n’est pas une simple différence chronologique. En Angleterre, la résistance à Jean sans Terre a été organisée et dirigée par les barons, c’est-à-dire par la classe militaire, derrière laquelle, se plaignant, des mêmes grief et réclamant les mêmes droits, s’est groupé le reste de la nation. Rien de tel en France sous Jean le Bon. Ici, c’est la bourgeoisie, c’est-à-dire la classe marchande et industrielle qui prend la tête du mouvement. Or, entre cette bourgeoisie et la noblesse, aucune entente n’est possible. Les privilèges de l’une s’opposent aux privilèges de l’autre, et ont suscité entre elles une hostilité que les désastres de Crécy et de Poitiers, dont les bourgeois rendent la chevalerie responsable, ont porté à son comble. Il est trop tard, au milieu du xive siècle, pour que du sein de la féodalité française puisse sortir un Simon de Montfort. Si quelques grands seigneurs secondent les efforts du Tiers-États, ce ne sera que par intérêt personnel, rancune ou ambition, et pour abandonner à la première occasion des alliés qu’ils méprisent. Et il en est du clergé comme de la noblesse. Ses représentants ne songent qu’à défendre ses prérogatives et ses exemptions. Bref, entre le Parlement d’Angleterre et les États généraux de France, le contraste est aussi éclatant qu’il est possible. Le premier unit en face du roi les diverses classes de la nation délibérant ensemble et arrêtant de commun accord l’expression de leur volonté ; les seconds, composés de trois ordres discutant et votant à part, constituent en réalité trois assemblées distinctes de privilégiés, incapables de s’entendre et dont les divergences et les conflits offrent à la couronne un moyen trop facile d’échapper à leur ingérence. D’ailleurs, au cours du xiiie siècle, la compétence et les attributions du Parlement se sont fixées par la coutume dans leurs points essentiels, il est devenu un organe indispensable du gouvernement. Les États généraux, au contraire, ne sont qu’une institution de circonstance, une ultima ratio à laquelle on ne recourt que dans un moment de détresse financière. Chacune