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Il va de soi d’ailleurs qu’elle a profité de cette situation pour réaliser son idéal religieux et pour plier à sa volonté l’État qui l’appelait comme auxiliaire. La collaboration nécessaire qui s’établit bientôt entre elle et lui porte le germe de conflits formidables que personne, au début, n’a pu prévoir.

En entrant au service de l’État, l’Église ne se soumettra donc pas à lui. Quelles que soient les concessions qu’elle lui ait faites de gré ou de force à certains moments, elle est toujours restée, en face de lui, une puissance indépendante. Elle a revendiqué et possédé à son égard, dans l’Europe occidentale, une liberté dont elle ne jouissait pas dans l’Empire romain et dont elle n’a pas joui non plus dans celui de Byzance. S’il en fut ainsi, c’est moins encore parce que les souverains d’Occident n’atteignirent jamais à une puissance comparable à celle des empereurs, que parce que l’Église se trouva, dès l’abord, dans une situation économique lui permettant de vivre et de se développer par ses propres ressources. Et ici encore on retrouve en elle l’héritière de Rome. L’immense fortune foncière dont elle dispose, c’est à Constantin et à ses successeurs qui lui ont transporté les biens des temples païens, qu’elle en est redevable. Et ils n’ont pas fait d’elle seulement le plus grand propriétaire qui existe, ils en ont fait encore un propriétaire privilégié, en exemptant ses membres de l’impôt personnel, et ses biens de l’impôt foncier. Tout cela, propriété et privilèges, les rois barbares l’ont respecté, de sorte qu’au moment où s’ouvre l’histoire des peuples modernes, l’Église se trouve en possession d’une richesse domaniale incomparable. C’est ce qui explique comment elle a pu sans faiblir traverser la crise des invasions et, en plein bouleversement politique et social, sauvegarder son organisation, recruter et entretenir son clergé.

Ainsi, de quelque côté qu’on l’examine, on aperçoit très bien que, malgré sa décadence des ve-viie siècles, elle est pleine de force et d’avenir. Son déclin n’a pas sa cause en elle-même, mais dans les circonstances du moment. Et encore, en parlant de sa décadence, ne songe-t-on qu’à l’Église officielle, au clergé séculier, le seul que l’on voit, mais à côté duquel se répand lentement le clergé qu’on ne voit pas encore, mais qui peu à peu se fait sa place et prélude obscurément au rôle qu’il va jouer bientôt : le clergé régulier, le monachisme.