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importe c’est d’en tirer les conséquences morales, d’organiser la vie chrétienne en vue de son but, les fins dernières, qui se résument dans l’effroyable dilemme du paradis ou de l’enfer. Ses yeux sont, pour ainsi dire, fixés sur l’au delà et les tableaux qu’il en a tracés ont puissamment contribué à donner à la religiosité médiévale cette tournure sombre et angoissée, cette terreur et cette obsession des peines éternelles qui ont trouvé dans la Divine Comédie leur immortelle expression. L’Église étant l’instrument du salut éternel, il faut augmenter son action sur les âmes pour les sauver de l’abîme. Et ici se révèle chez Grégoire, comme chez d’autres grands mystiques, un Saint Bernard par exemple ou un Loyola, ce génie pratique qui, pour atteindre le but supraterrestre qu’il se propose, excelle à organiser les choses de ce monde passager qu’il dédaigne. Peut-être son origine – il appartenait à une vieille famille patricienne de Rome traditionnellement mêlée à l’administration de la ville – n’a-t-elle pas été sans action sur ce côté de son caractère. On a peine à croire en lisant ses lettres qu’elles sont de l’auteur des Moralia et du Dialogus miraculorum. Elles nous le montrent appliqué à restaurer le patrimoine de Saint Pierre, c’est-à-dire l’immense domaine foncier de l’Église de Rome, éparpillé à travers l’Italie, les côtes d’Illyrie et la Sicile, et que les désordres des invasions avaient démembré, ruiné et désorganisé. On l’y voit revendiquer les terres aliénées ou envahies, nommer des intendants, leur tracer les règles à suivre, leur imposer les mesures nécessaires pour la perception et la centralisation des revenus. Il mérite ainsi le double et singulier honneur d’être à la fois le plus ancien mystique et le plus ancien économe du Moyen Âge. Au reste, son activité économique est tout entière pénétrée de pratiques romaines et il a contribué largement à conserver par l’intermédiaire de l’Église et à répandre par elle les institutions domaniales de l’Empire. En quelques années, la besogne entreprise par lui fut achevée. La papauté se trouvait en possession d’un revenu régulier et de ressources abondantes. Elle était devenue la première puissance financière de son temps.

À cette première force, Grégoire en ajoute une seconde en s’associant les moines, vers qui se portaient à la fois ses tendances ascétiques et sa lucide intelligence des réalités. Il vit très bien quel ascendant la papauté recevrait de ces monastères éparpillés partout en se faisant leur protecteur. Il ne se borna pas à en fonder de nouveaux dans la ville éternelle, il octroya encore à quantité d’entre