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de la crise agricole que durent provoquer la restriction puis le dépérissement complet des marchés urbains. Il est fort probable qu’elle acheva de ruiner ce qui subsistait encore de petits propriétaires. Quant aux grands domaines, elle eut certainement pour résultat et d’accroître leur étendue et de modifier leur organisation. Elle accrut leur étendue en poussant les petits cultivateurs, privés de débouchés et par conséquent de ressources, à s’agréger au domaine voisin en lui cédant leur terre sous condition d’en conserver la jouissance à titre de tenure. Elle modifia leur organisation par la nécessité qu’elle leur imposa de s’adapter à un régime dans lequel la production en vue de la vente a disparu. La transformation a dû commencer dès le ve siècle ; elle est achevée complètement à la fin du viiie siècle. Son aboutissement est le grand domaine de l’époque carolingienne tel que le montre en traits précis le polyptique de l’abbé Irminon et le Capitulare de villis.

Le modèle fut le grand domaine ecclésiastique, mieux organisé parce que l’Église n’avait pas abandonné l’usage de l’écriture. Et l’on peut être sûr que ce sont les domaines de l’Église qui, au delà du Rhin, ont été les premiers types de l’organisation domaniale.

Le domaine est un phénomène économique tout à fait original ; l’antiquité gréco-romaine, à aucune de ses périodes, ne présente rien de semblable. Sans doute il se rattache par une filiation directe à la grande propriété des derniers temps de l’Empire romain ; il conserve dans ses traits essentiels l’organisation de la villa romaine, dont il garde le nom, et l’influence du colonat apparaît prépondérante sur la condition de ses tenanciers. Mais son activité dans son principe, comme dans ses manifestations, est bien chose nouvelle. On pourrait le caractériser en disant qu’elle est complètement étrangère à l’idée de profit. Et cela se comprend tout de suite si l’on s’avise que, ne pouvant régler la production en vue de l’exportation et de la réalisation au dehors, elle la règle en vue de la répartition et de la consommation au dedans. Son but est que le domaine se suffise et se conserve par ses propres ressources, sans rien vendre et sans rien acheter. On la désigne habituellement sous le nom d’« économie fermée » ; il serait plus exact de dire « économie sans débouchés ».

Car c’est le manque de débouchés qui produit ce repliement sur soi-même de la constitution domaniale. Et de là plusieurs conséquences très importantes et qui ont dominé toute la vie économique du Moyen Âge jusqu’au xiie siècle. En réalité, la vie