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APOLOGIE DE SOCRATE

disait-il, une « voix » qui se faisait entendre à lui secrètement ; il ne l’attribuait à aucun dieu en particulier ; il la nommait d’un terme vague, « l’esprit divin » (τὸ δαιμόνιον)[1]. Rien ne permet de mettre en doute un fait si nettement attesté. Socrate, de très bonne foi, s’est cru favorisé d’une sorte de révélation toute personnelle ; intermittente, il est vrai, et restreinte, mais fréquente et certainement émanée d’un dieu. Une telle croyance n’avait rien en soi d’absolument contraire à la religion du temps. On admettait communément que les dieux pouvaient avertir les hommes, s’ils le jugeaient bon, par tel ou tel moyen qui leur agréait. Mais ce qui rendait suspecte la croyance de Socrate, c’était qu’elle affirmait la présence presque continue, auprès d’un homme privilégié, d’un même dieu, d’ailleurs inconnu, qui ressemblait fort à une invention de son esprit. On comprend aisément combien il était facile de persuader à des gens simples et défiants qu’un philosophe, détaché de toute tradition nationale, disait-on, avait imaginé ce dieu nouveau, son dieu à lui, pour le substituer à ceux qu’adorait la cité. Les deux éléments de l’accusation semblaient ainsi se confirmer mutuellement.

Quant au reproche de corrompre la jeunesse, il résultait des précédents, mais il les dépassait de beaucoup et se prêtait d’ailleurs à être étendu selon les besoins de la cause. C’était préparer de mauvais citoyens que de détacher les jeunes gens des traditions religieuses que la république considérait comme sa sauvegarde. Et ne pouvait-on pas ajouter que Socrate, par ses conseils indiscrets, intervenait d’une manière fâcheuse entre les fils et les pères[2] ? qu’il habituait les premiers à chercher soit en eux-mêmes, soit auprès de leur maître, une direction indépendante ? qu’il les détournait de la vie active, du travail utile, des occupations lucratives et même de l’attachement aux intérêts publics, en les orientant vers des recherches chimériques ? Et combien il était facile, en profitant des inquiétudes ainsi éveillées, d’insinuer encore qu’il leur inspirait le mépris des institutions démocratiques, lui qui ne craignait pas de démasquer l’ignorance des hommes

  1. Apologie, p. 31 d.
  2. Voir, sur ce point, Xén. Apol. 20.