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APOLOGIE DE SOCRATE

d’avoir mené un genre de vie qui, aujourd’hui, le met en danger de mort ? » À cela, je serais en droit de répondre : « Il est mal, mon ami, d’affirmer, comme tu le fais, qu’un homme de quelque valeur ait à calculer ses chances de vie et de mort. Non, ce qu’il doit considérer uniquement, lorsqu’il agit, c’est si ce qu’il fait est juste ou non, s’il se conduit en homme de cœur ou en lâche. À ton compte, on estimerait peu ces demi-dieux qui sont morts c devant Troie, notamment le fils de Thétis, pour qui le danger était si peu de chose, comparé au déshonneur. Quand sa mère le voyait tout impatient d’aller tuer Hector, elle qui était déesse lui disait à peu près, si j’ai bonne mémoire[1] : « Mon enfant, si tu venges la mort de ton ami Patrocle et si tu fais périr Hector, tu mourras, toi aussi ; immédiatement après Hector, assurait-elle : tel est l’arrêt du destin. » Mais lui, à qui elle donnait cet avis, méprisa la mort et le danger ; d il craignait bien plus de vivre en lâche, sans venger ses amis : « Ah ! dit-il, que je meure sur-le-champ, pourvu que je punisse le meurtrier et que je ne reste pas ici, digne de risée, auprès des vaisseaux recourbés, inutile fardeau de la terre ! » Penses-tu qu’il ait eu souci, lui, de la mort et du danger ? »

C’est que le vrai principe, Athéniens, le voici. Quiconque occupe un poste, — qu’il l’ait choisi lui-même comme le plus honorable, ou qu’il y ait été placé par un chef, — a pour devoir, selon moi, d’y demeurer ferme, quel qu’en soit le risque, sans tenir compte ni de la mort possible, ni d’aucun danger, plutôt que de sacrifier l’honneur.

En agissant autrement, Athéniens, j’aurais donc été très coupable. e Comment ! lorsque les chefs élus par vous m’assignaient un poste, à Potidée, à Amphipolis, à Délion[2], je restais aussi ferme que pas un à l’endroit désigné, en risquant la mort ; et quand un dieu m’avait assigné pour tâche, comme je le croyais, comme je l’avais admis, de vivre en philosophant, en scrutant et moi-même et les autres, moi, par peur de la

  1. Ce passage est une réminiscence d’une scène célèbre de l’Iliade, XVIII, 94 suiv. Mais Platon a légèrement modifie le texte pour l’abréger ; il lui suffisait d’en rappeler l’essentiel.
  2. Siège de Potidée (432-429) ; bataille de Délion (424) ; bataille d’Amphipolis (422).