Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome I.djvu/366

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
220
CRITON

de telle sorte, qu’en ce qui dépend de toi, les voilà livrés au hasard ; et leur sort, comme il est naturel, sera le sort ordinaire des orphelins. De deux choses, l’une : il faut ou n’avoir pas d’enfants, ou peiner avec eux pour les élever, pour faire leur éducation ; mais toi, tu sembles choisir ce qui donne le moins de peine. Non, le devoir, c’est de choisir comme le ferait un homme honnête et courageux, surtout lorsqu’on fait profession de n’avoir souci dans toute la vie que de la vertu.

Quant à moi, vois-tu, j’en rougis pour toi et e pour nous, tes amis, j’ai bien peur qu’on n’impute à une certaine lâcheté de notre part tout ce qui t’arrive, ta comparution devant le tribunal quand tu pouvais n’y pas comparaître, le cours même du procès tel qu’il s’est produit[1], et enfin ce dernier acte, dénouement ridicule, qui fera croire que, faute de cœur, lâchement, 46 nous nous sommes dérobés, sans que rien ait été fait pour te sauver, ni par nous, ni par toi-même, alors que cela était possible, réalisable, si nous nous étions montrés capables de quelque chose d’utile. Une telle conduite, Socrate, songes-y bien, ne sera-t-elle pas à la fois coupable et honteuse pour toi et pour nous ?

Allons, réfléchis, — ou plutôt, ce n’est plus le moment de réfléchir, il faut avoir réfléchi, — et il n’y a qu’une réflexion qui vaille. Il est indispensable que tout soit accompli la nuit prochaine ; si nous tardons encore, c’est impossible, plus rien à faire. En conséquence, plus d’hésitation, Socrate, suis mon conseil et fais ce que je te dis.


Les principes de Socrate.

Socrate. — Mon b cher Criton, de telles instances seraient bien précieuses, si elles s’accordaient avec le devoir ; sinon, plus elles se font pressantes, plus elles sont fâcheuses.

Donc, c’est une obligation pour nous que d’examiner si vraiment nous devons agir ainsi, oui ou non. J’ai un principe, qui n’est pas d’aujourd’hui, mais qui fut le mien de tout temps : c’est de ne me laisser persuader par rien que par une raison unique, celle qui est reconnue la meilleure à l’examen. Les arguments

  1. Socrate aurait pu, en quittant Athènes avant le procès, se dérober à ses accusateurs. Ayant comparu, il aurait pu au moins se faire composer par quelque logographe renommé un discours émouvant et habile ; il aurait pu enfin essayer d’apitoyer ses juges. Cf. Apologie, 34 b et 38 d.