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LA RÉPUBLIQUE

Réponse
de Thrasymmaque.

XIV  Mais dis-moi, Thrasymaque, est-ce ainsi que tu entendais définir la justice ? est-elle ce que le plus fort estime, à tort ou à raison, être son intérêt ? Dirons-nous que telle était ta pensée ?

Pas du tout, répondit-il. Penses-tu que j’appelle le plus fort celui qui se trompe, au moment où il se trompe ?

Pour moi, répondis-je, je croyais que c’était ta pensée, quand tu avouais que les gouvernants ne sont pas infaillibles, det qu’il leur arrive de se tromper.

Tu es de mauvaise foi, Socrate, dans la discussion ; je vais le prouver par un exemple. Appelles-tu médecin celui qui se trompe à l’égard des malades, en cela même qu’il se trompe, ou calculateur celui qui se trompe dans un calcul, au moment même où il se trompe, dans le fait même de son erreur ? À mon avis, ce n’est qu’une façon de parler de dire que le médecin s’est trompé, que le calculateur, le grammairien s’est trompé ; en réalité, selon moi, aucun d’eux, en tant qu’il mérite le nom que nous lui donnons, ne se trompe jamais ; et à parler rigoureusement, epuisque tu te piques de rigueur dans ton langage, aucun artiste ne se trompe ; car il ne se trompe qu’autant que son art l’abandonne, et en cela il n’est plus artiste. En conséquence, qu’on soit artiste, savant ou chef d’État, on ne se trompe point en cette qualité, quoique tout le monde dise : le médecin s’est trompé, le chef d’État s’est trompé : c’est dans ce sens que tu dois prendre la réponse que je t’ai faite tout à l’heure. Je dis donc, pour préciser autant qu’il est possible, que le chef d’État, en tant que chef d’État, 341ne se trompe pas, que, s’il ne se trompe pas, il érige en loi ce qu’il y a de meilleur pour lui, et que c’est là ce que doit faire celui qui lui est soumis. Ainsi donc, comme je le disais en commençant, la justice consiste à faire ce qui est utile au plus fort[1].

  1. Sans daigner relever l’explication de son disciple, Thrasymaque défend sa thèse avec une subtilité vigoureuse : si un médecin, dit-il, ou un calculateur se trompent, ils ne sont plus en cela médecin ni calculateur ; en tant que vrai médecin ou vrai calculateur, ils ne peuvent se tromper. Il en est ainsi des gouvernants : en tant que gouvernants véritables, ils sont infaillibles. Cette théorie est juste, si l’on s’en tient à l’idéal ; mais dans la pratique, elle est sans