Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VI.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
xix
INTRODUCTION

eût précédé notre Gorgias, qu’il cite pourtant, mais après coup, et une seule fois, au dire de Dümmler. Von Arnim, après celui-ci, a repris en grand cette comparaison des deux « dialogues » en accentuant encore l’infériorité de Thrasymaque[1]. N’élargissons pas en ce moment le débat, dont nous ne verrons que plus tard la véritable portée. Mais notons ici d’abord, à propos de cette impression d’achevé que donne notre Livre I, qu’elle saisirait tout aussi bien le lecteur de Gorgias, si ce dialogue était divisé en deux livres et que le lecteur eût seulement sous les yeux le premier, qui s’arrêterait après la joute entre Socrate et Polos. Il manquerait alors assurément à Gorgias sa plus grosse moitié, la plus tragique et la plus belle, mais le thème du dialogue, nature et utilité de la rhétorique, serait, pour le lecteur ignorant cette seconde moitié, traité de façon apparemment suffisante. D’autant que l’argument même du dialogue se partage exactement en ces trois scènes successives, et se distribue entre trois acteurs, qui se donnent le tour un peu mécaniquement, au dire de bons auteurs, « comme sur le théâtre français ou grec »[2].

Quant à l’infériorité du Livre I de la République à l’égard de Gorgias, elle est certes indéniable, mais à la condition qu’on ait le droit de les comparer l’un à l’autre. Or, a-t-on ce droit ? Sont-ce là des unités de même ordre ? Oui, s’il était d’avance avéré que ce Livre I fut jadis le dialogue Thrasymaque, un dialogue sur la nature et les effets de la justice, écrit pour être publié comme tel et subsister comme tel. Alors il se présenterait mal, survenant après Gorgias, et ne se comprendrait qu’écrit avant lui, premier jet d’une pensée

  1. Cf. Hermann, Gesch. u. System der plat. Philosophie, Heidelberg, 1839 : le Livre I a d’abord existé pour lui-même, à l’époque de Lysis et Charmide, et n’a été donné que tardivement comme préface aux autres livres. — Dümmler, Zur Komposition, surtout p. 241/3. Friedländer, Platon, II, p. 50, n. 1 ; v. Arnim, Jugenddialoge, p. 76-87.
  2. Le mot est d’A-E. Taylor (Plato, the man and his work, 3e éd., 1929, p. 106, n. 3) qui voit là une des marques de la jeunesse du Gorgias, antérieur, selon lui, au Protagoras, et de peu d’années postérieur à la mort de Socrate. Sur les dépendances mutuelles et la savante progression des trois scènes du Gorgias, voir, dans l’édition Croiset-Bodin (Paris, 1923), le sommaire (p. 104-107) et surtout les notes, pleines d’indications suggestives.