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LA RÉPUBLIQUE

eL’homme
parfaitement
injuste, pourvu
qu’il paraisse juste,
sera heureux ;
l’homme
parfaitement juste,
malheureux.

IV  Quant au jugement à porter sur le sort des deux hommes en question, considérons-les séparément l’un et l’autre dans le plus haut degré de justice et d’injustice : c’est le seul moyen d’en bien juger. Comment faire cette séparation ? Voici. N’ôtons rien à l’injustice du méchant, rien à la justice de l’homme de bien et supposons-les parfaits chacun dans leur genre de vie. D’abord que le méchant fasse comme les artistes supérieurs. 361Un habile pilote, un grand médecin voit jusqu’où son art peut aller ; ce qui est possible, il l’entreprend ; ce qui ne l’est pas, il l’abandonne, et s’il lui échappe quelque bévue, il est capable de la réparer. De même l’homme injuste doit conduire adroitement ses entreprises injustes sans se laisser découvrir[1], s’il veut être supérieur dans l’injustice ; s’il se laisse prendre, il faut le tenir pour un piètre artiste ; car le chef-d’œuvre de l’injustice[2], c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’injuste parfait l’injustice la plus parfaite, sans en rien retrancher ; qu’en commettant les plus grands crimes il se ménage la plus grande réputation de justice, bet, si parfois il fait un faux pas, qu’il soit capable de s’en relever, qu’il soit assez éloquent pour se disculper, si l’on dénonce un de ses crimes, qu’enfin il emporte par la violence ce qu’il ne peut obtenir autrement, en s’aidant soit de son courage et de sa force, soit des amis et des richesses qu’il s’est procurés. En face d’un tel scélérat plaçons en imagination le juste, homme simple et généreux, qui veut, comme dit Eschyle, non pas paraître, mais être homme de bien. Aussi ôtons-lui cette apparence ; car, s’il paraît juste, il recevra des honneurs cet des récompenses à ce titre, et dès lors on ne saura pas si c’est pour la justice ou pour les récompenses et les honneurs qu’il est juste. Dépouillons-le

  1. C’est ainsi qu’à Sparte on punissait les enfants, non pour avoir volé, mais pour s’être laissé prendre. Cf. Lois, 845 B.
  2. Cicéron dit dans le De Officiis, I, 41 : « De toutes les injustices il n’y en a pas de plus énorme que celle des gens qui, au moment même où ils trompent les autres, s’arrangent pour paraître hommes de bien. »