Pline, critiquant les récits fabuleux touchant le succin, se raille ainsi de Sophocle : « Celui qui les surpasse tous, c’est Sophocle, le poëte tragique ; ce qui m’étonne quand je considère l’imposante gravité de ses tragédies, et de plus l’illustration de sa vie, sa naissance dans les hautes classes d’Athènes, ses exploits et ses commandements militaires. D’après lui, le succin se produit, au delà de l’Inde, des larmes des oiseaux maléagrides, pleurant Méléagre. Comment ne pas être surpris qu’il ait cru un tel conte, ou qu’il ait espéré le faire croire aux autres ? Est-il même un enfant assez ignorant pour s’imaginer que des oiseaux pleurent annuellement, que des larmes soient aussi abondantes, et que des volatiles aillent, de la Grèce, où Méléagre est mort, le pleurer dans les Indes ? Quoi donc ! dira-t-on, est-ce que les poëtes ne font pas beaucoup de récits non moins fabuleux ? Mais avancer sérieusement une telle absurdité sur une chose aussi commune que l’ambre qu’on apporte tous les jours, et pour laquelle il est si facile d’être convaincu de mensonge, c’est se moquer tout à fait du monde, et conter effrontément des fables intolérables. » Si Sophocle pouvait répondre à Pline, ses récriminations seraient longues, et il citerait un nombre infini de passages où l’auteur latin n’est pas moins crédule. Cependant il est vrai de dire que la crédulité de Pline n’est pas absolue ; il est des choses que sa raison repousse : ainsi il combat en tous lieux la magie et les mages, qui en faisaient profession. On lira certainement avec intérêt le début de son trentième livre, où il fait particulièrement la guerre à ces vanités magiques dépendant, dit-il, de trois sentiments très-puissants sur l’homme : le désir de guérir, l’influence religieuse, et la passion de connaître l’avenir. Mais à côté des excellents arguments que le bon sens lui fournit, il en a de singuliers, et qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer chez un homme aussi éclairé que lui ; par exemple, quand il dit que la magie est surtout convaincue de fausseté parce qu’elle emploie la taupe, cet animal condamné par la nature, affligé d’une cécité perpétuelle, habitant sous la terre, et qui semble enfoui tout vivant. Pline rejette aussi les extravagances incroyables d’un certain livre qui portait le nom de Démocrite, mais qui sans doute était faussement attribué à ce philosophe. Il a parfaitement raison. Mais pourquoi faut-il que lui, qui repousse ces fables puériles, admette sans critique les dires bien souvent non moins étranges de Zénothémis, de Sotacus, et de quelques autres ? C’est même un fait caractéristique : la crédulité et la superstition devaient exercer une domination bien puissante sur les esprits les plus éclairés de la société romaine, pour que de pareils livres fussent considérés comme scientifiques ; autant vaudrait voir figurer dans les ouvrages de nos savants, à titre d’autorité, les Secrets du petit Albert.
Ainsi la raison de Pline, et, comme on le voit, de la société contemporaine, est une raison troublée et confuse, dans laquelle bien des lumières déjà se sont faites, mais où restent encore des ombres épaisses. Le polythéisme, à la vérité, y est détruit ; des notions astronomiques avancées ont instruit l’homme sur les mouvements des corps célestes, et ont dépossédé de leur emploi les êtres imaginaires que l’ancienne religion avait chargés de diriger ces feux éternels. Mais l’héritage des vieilles superstitions était toujours là ; la nature mal connue laissait, pour les hommes même les plus éclairés, de vastes trouées par lesquelles le surnaturel et le merveilleux s’introduisaient toujours. Il fallait, l’histoire nous le prouve, encore beaucoup de siècles pour que des notions plus positives devinssent la propriété de l’intelligence humaine. Mais un équitable jugement doit reconnaître combien la société païenne rendit de services, et combien, à l’époque même de Pline, dans le temps où tous sentaient et voyaient la décadence, le progrès était réel et puissant. La société antique disparaissait sans doute, mais la nouvelle, c’est-à-dire le moyen âge avec son organisation religieuse, politique et sociale, se préparait.
Au dix-huitième siècle, qui était aussi une époque de transition, il fut de mode, du moins dans une certaine classe de philosophes, de préconiser outre mesure la nature, et de faire briller aux yeux des hommes civilisés le bonheur et la beauté de l’antique simplicité. Pline est complètement dans cette direction d’idées : la nature a fait tout bien, et l’homme fait tout mal. C’est un texte à de vaines déclamations ; en voici un exemple qui suffira pour tous, il s’agit de la terre (II, 63) : « Divinité suprême, nous la souhaitons, dans notre colère, pesante à ceux qui ne sont plus, comme si nous ignorions que seule elle ne s’irrite jamais contre l’homme. L’eau descend, se congèle en grêle, se soulève en flots, se précipite en torrents ; l’air se condense en nuages, se déchaîne en tempêtes ; mais la terre, bénigne, bonne, indulgente, est toujours au service des mortels… Avec quelle fidélité ne rend-elle pas ce qui lui a été confié ! que n’alimente-t-elle pas en notre faveur ? Car, pour les animaux nuisibles, la faute en est au souffle de vie, et elle est obligée d’en recevoir les germes, et, mis au jour, de les supporter. Dans les choses mauvaises, ce qui est coupable c’est ce qui engendre. La terre ne reçoit plus un serpent qui a donné le coup mortel à un homme, infligeant des peines même au nom de ceux qui ne demandent pas vengeance. Elle prodigue les herbes médicinales, et pour l’homme elle est toujours dans l’enfantement. Quant à ce qui est des poisons, on peut croire que c’est par compassion pour nous qu’elle les a composés ; autrement, saisis par le dégoût de la vie, il faudrait ou que la faim, genre de mort le plus contraire à la bienfaisance de la terre, nous consumât lentement, ou que nous allassions soit nous briser dans les précipices, soit nous soumettre au supplice de la corde, supplice contraire à notre but, et fermant le chemin au souffle vital pour lequel on cherchait justement une issue ; soit nous jeter dans les flots, où les poissons nous serviront de tombeaux, soit nous déchirer le corps par le tranchant du fer. Oui, par pitié pour nous, elle a produit ces substances faciles à boire, et sous l’action desquelles nous nous éteignons le corps intact, sans perdre une goutte de sang, sans