Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T2 - 1850.djvu/483

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


dit-on, cent talents (492,000 fr.) d’un seul de ses tableaux.

37 Protogène, comme nous l’avons dit, fleurit dans le même temps. Il était de Caunus, ville sujette des Rhodiens. Une grande pauvreté au début, une application extrême à son art, furent cause de son peu de fécondité. On ne sait pas avec certitude de qui il fut l’élève ; quelques-uns disent même qu’il peignit des vaisseaux jusqu’à l’âge de cinquante ans. La preuve, disent-ils, c’est que, peignant dans la célèbre ville d’Athènes le propylée du temple98 de Minerve, où il a fait deux beaux navires, le Paralus et l’Ammoniade99, nommée par quelques-uns Nausicaa, il plaça de petits navires longs dans ce que les peintres appellent hors-d’œuvre ; voulant montrer par là d’où ses ouvrages étaient partis pour arriver à cette citadelle, temple de la gloire. 38 Parmi ses compositions, on donne la palme à l’Ialysus, qui est à Rome, consacré dans le temple de la Paix. Tant qu’il y travailla, il vécut, dit-on, de lupin trempé, qui satisfaisait à la fois sa faim et sa soif, afin que son esprit ne s’émoussât pas par une nourriture trop délicate. Pour défendre ce tableau des dégradations et de la vétusté, il y mit quatre fois la couleur100, afin qu’une couche tombant, l’autre lut succédât. Il y a dans ce tableau un chien fait d’une manière singulière, car c’est le hasard qui l’a peint : Protogène trouvait qu’il ne rendait pas bien101 la bave de ce chien haletant, du reste satisfait, ce qui lui arrivait très rarement, des autres parties. 39 Ce qui lui déplaisait, c’était l’art, qu’il ne pouvait pas diminuer et qui paraissait trop, l’effet s’éloignant de la réalité : c’était de la peinture, ce n’était pas de la bave. Il était inquiet, tourmenté ; car, dans la peinture il voulait la vérité, et non les à peu près. Il avait effacé plusieurs fois, il avait changé de pinceau, et rien ne le contentait ; enfin, dépité contre l’art, qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l’endroit déplaisant du tableau : l’éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu’il souhaitait, et dans un tableau le hasard reproduisit la nature. 40 À son exemple, Néaclès, dit-on, réussit à rendre l’écume d’un cheval : il lança pareillement son éponge, lorsqu’il peignit un homme retenant un cheval qu’il flatte. De la sorte, Protogène a enseigné même à se servir du hasard102. À cause de cet Ialysus103, qu’il craignit de brûler, le roi Démétrius ne fit pas mettre le feu au seul endroit par où Rhodes pût être prise ; et en épargnant une peinture il manqua l’occasion de la victoire. Protogène habitait alors un petit jardin situé dans un faubourg, c’est-à-dire dans le camp même de Démétrius. 41 Les combats ne firent pas diversion ; et il n’interrompit en aucune façon ses travaux commencés, si ce n’est appelé par le roi, qui lui demanda comment il restait avec tant d’assurance hors des murs : « Je sais, répondit l’artiste, que vous faites la guerre aux Rhodiens, et non aux arts. » Le roi mit des gardes pour le protéger ; et, non content de l’avoir épargné, il voulut veiller sur lui. Pour ne point le déranger en le faisant venir trop souvent, il alla, lui ennemi, le visiter ; et, abandonnant le soin de sa victoire, au milieu des armes et de l’attaque des murs, il contemplait les travaux d’un artiste. On dit encore aujourd’hui, du tableau que Protogène fit dans cette circonstance, qu’il le peignit sous le glaive : c’est le 42 Satyre, nommé Anapauomenos, auquel, pour