point admis à parler devant les centumvirs, si quelque consulaire ne les présentait ; tant on avait alors de vénération pour un si noble exercice ! Aujourd’hui, les bornes de la discrétion et de la pudeur sont franchies, et le champ est ouvert à tout le monde. Nos nouveaux orateurs n’attendent plus qu’on les présente au barreau ; ils s’y jettent d’eux-mêmes. À leur suite, marchent des auditeurs tout à fait dignes d’eux, que l’on achète à beaux deniers comptans. Cette foule mercenaire se presse autour de l’agent de nos avocats[1], au milieu même du palais, et là, comme dans une salle à manger, il leur distribue la sportule[2]. Aussi les a-t-on nommés assez plaisamment en grec σοφοχλεῖς (qui savent s’écrier à propos), et en latin laudicæni (louangeurs pour un repas[3]).
Cette manœuvre honteuse, flétrie dans les deux langues, ne gagne pas moins de jour en jour : je l’ai éprouvé hier. Deux de mes domestiques[4], à peine sortis de l’enfance, furent entraînés et forcés d’aller applaudir pour trois deniers[5]. Voilà ce qu’il en coûte pour être grand orateur. À ce prix, il n’y a point de bancs que vous ne remplissiez, point de lieux que vous ne couvriez d’auditeurs, point de cris d’enthousiasme que vous n’arrachiez, quand il plaît à celui qui règle ce beau concert d’en donner le signal : il faut bien un signal pour des gens qui ne comprennent rien, ou qui même n’écoutent pas ; car la plupart ne s’en donnent pas la peine, et ce sont justement ceux-là qui approuvent le plus haut.
S’il vous arrive jamais de passer près du palais, et que vous soyez curieux de savoir comment parle chacun
- ↑ Se presse autour, etc. Le traducteur avait lu, conducti et redempti mancipes : convenitur in media, etc., ce qu’il rendait ainsi : À leur suite, marchent des auditeurs d’un semblable caractère, et que l’on achète à beaux deniers comptans. On fait sans honte marché avec eux : ils s’assemblent dans le palais ; et, etc. Cela parait assez bien lié : mais le sens de manceps est dénaturé. Mancipes ne peut signifier les applaudisseurs à gages. Manceps, dit Gesner, est qui pretio accepto negotium sibi imponi passus est ab oratore, ut nummis conducat ei laudatores et plausores. Pline a employé ce mot dans un sens analogue, liv. iii, 19 ; c’est le nom qu’il donne
- ↑ La sportule. De asportare. C’étaient d’abord les vases destinés à contenir les pains, les viandes et les autres mets que les riches patrons faisaient distribuer à leurs cliens : ensuite, par métonymie, les mets eux-mêmes, furent appelés du nom de sportulœ. Voy. dans notre édition de Juvénal, la note de Dusaulx, sat. i, v. 95.
- ↑ Σοφοχλεῖς. De σοφῶς et de καλεῖυ. — Un peu après, Heusinger, au lieu de laudicœni voudrait qu’on lût laudicenes (laudium decantatores) : le mot adopté et traduit par De Sacy, sans être moins conforme au texte des manuscrits, me semble plus plaisamment imaginé.
- ↑ Domestiques. On appelait nomenclatores les serviteurs chargés de nommer les personnes qui se présentaient chez le maître, ou qui l’abordaient hors de chez lui.
- ↑ Trois deniers. Environ vingt-quatre sous de notre monnaie.
D. S.