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DEUXIÈME ENNÉADE.

ἄπειρον)[1]. Or ce qui reçoit l’ordre, c’est la matière avec toutes les choses qui, sans être la matière, y participent et en jouent le rôle. Donc la matière est l’infini même[2]. Elle n’est pas l’infini par accident ; l’infini n’est pas pour elle un accident. En effet, tout accident doit être une raison ; or l’infini n’est pas une raison ; ensuite de quel être l’infini peut-il être un accident ? Est-ce de la détermination et du déterminé ? La matière n’est ni la détermination, ni le déterminé. Enfin l’infini ne saurait s’unir au déterminé sans en détruire la nature. L’infini n’est donc pas un accident de la matière [il en est l’essence]. La matière est l’infini lui-même. Dans le monde intelligible même, elle est l’infini.

L’infini semble né de l’infinité de l’Un (τοῦ ἑνὸς ἀπειρία), soit de sa puissance, soit de son éternité : il n’y a pas infinité dans l’Un, mais l’Un est le créateur de l’infinité[3]. Comment peut-il y avoir infinité à la fois là-haut et ici-bas [dans l’Un et dans la matière] ? C’est qu’il y a deux infinis[4] : il y a entre eux la même différence qu’entre l’archétype et l’image[5].

  1. Dans le Philèbe, Platon appelle la matière l’infini. Voy. plus haut, p. 213, note 1.
  2. Plotin donne ici de la matière la même définition qu’il a donnée du mal, dans le livre viii de l’Ennéade I, p. 120-127, 133-137.
  3. Proclus fait allusion à ce passage de Plotin dans la Théologie selon Platon (III, 19) : « ὅσῳ γάρ έστι τῷ ἑνὶ τὸ ὄν συγγενέστερον, τοσούτῳ μᾶλλον ἀποϰρύπτει τὸ πλῆθος, ϰαὶ ϰατ’αὐτὴν μόνον άφορίζηται τὴν ἕνωσιν. Ταῦτά μοι δοϰοῦσι ϰαὶ οἱ περὶ Πλωτῖνον πολλάϰις ἐνδειϰνύμενοι, τὸ ὄν ἑνὶ τε εἴδους ϰαὶ ὕλης νοητῆς ποιεῖν τὸ πλῆθος τῷ ἑνὶ ϰαὶ ὑπάρξει, τὴν δὴ δύναμιν ἀνάλογον ὑποτάττοντες τῇ ὕλη. »
  4. La distinction des deux espèces d’infinis que reconnaît ici Plotin est fort bien exprimée dans la philosophie moderne par les deux termes d’infini et d’indéfini, dont l’emploi, inconnu aux Grecs, fait disparaître toute équivoque : l’Un est une puissance infinie parce que, de toute éternité, il produit tout ; la matière est une puissance indéfinie, parce qu’elle est toujours apte à devenir toutes choses.
  5. Dans le livre viii de l’Ennéade I (p. 129), Plotin a déjà démontré que la matière, qu’il identifie avec le mal, est, dans la série des émanations, le dernier degré de la puissance divine.