Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 1.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

serte, et servait de pâturage aux troupeaux, telles étaient les représentations touchantes qu’ils adressaient à chaque citoyen en particulier, et que plus d’une fois ils firent entendre à tous dans l’assemblée ; mais, de leur côté, ils étaient vivement émus par les gémissements de ce peuple, qui déplorait son indigence, et qui les conjurait de ne pas forcer des hommes naguère échappés, pour ainsi dire, au naufrage, nus et sans ressources, à relever les ruines d’une ville détruite, tandis qu’ils en avaient une autre toute prête à les recevoir.

Camille fut d’avis que le sénat décidât la question. Il fit, dans le conseil, un long discours, où il invoqua l’intérêt du pays ; et tous les sénateurs qui voulurent parler furent aussi écoutés. Enfin, il allait prendre les avis, en commençant par Lucius Lucrétius, qui opinait d’ordinaire le premier[1], et en faisant prononcer après lui chacun à son rang. Le silence régnait dans l’assemblée, et Lucrétius prenait la parole, lorsque le centurion qui relevait la garde du jour passa par hasard avec sa troupe, et cria d’une voix forte, à son premier enseigne, de s’arrêter, et de planter l’étendard : « Le poste est excellent, disait-il ; restons ici. » Sur ces paroles, si analogues et à la circonstance, et au sujet qui était en délibération, et à l’incertitude où étaient tous les esprits, Lucrétius adore les dieux ; puis il déclare, et avec lui tous les autres sénateurs, qu’il conforme son opinion à l’oracle qu’il vient d’entendre. Il se fit aussi, dans la volonté du peuple, un changement merveilleux : ils s’exhortaient les uns les autres et s’animaient à commencer l’ouvrage ; et, sans attendre qu’on marquât la direction des rues et leur alignement, chacun se mit à bâtir dans l’endroit qu’il trouva le plus tôt prêt, ou qui lui parut le plus à sa convenance.

On y mit tant d’ardeur et de précipitation, qu’il ne fut gardé aucun ordre dans la distribution des rues, et dans

  1. Il était ce que les Romains nommaient prince du sénat.