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LUCULLUS.

ment pour lui. Parti d’une espérance faible et méprisée, il avait dompté plusieurs nations, rabaissé, plus que n’avait pu le faire pas un autre, la puissance des Parthes, et rempli la Mésopotamie de Grecs transportés de la Cilicie et de la Cappadoce. Il avait tiré de leur pays les Arabes scénites[1] et les avait établis dans son voisinage pour s’en servir dans le commerce. Une foule de rois lui faisaient leur cour ; il y en avait quatre qu’il tenait sans cesse autour de sa personne, comme des huissiers ou des gardes : toutes les fois qu’il sortait à cheval, ils couraient à pied devant lui, vêtus d’une simple tunique ; et, lorsqu’il donnait audience, ils se tenaient debout autour de son trône, les mains entrelacées l’une dans l’autre : posture humiliante, et qui passe pour l’aveu le plus formel de la servitude, et comme un renoncement à la liberté, un abandon qu’on fait à son seigneur de toute sa personne, dans le dessein de tout souffrir plutôt que de rien entreprendre.

Appius, que cette pompe tragique n’avait ni frappé ni intimidé, lui dit sans aucun détour, dès la première entrevue, qu’il était venu pour emmener Mithridate, qui était dû aux triomphes de Lucullus, ou, sinon, pour déclarer la guerre à Tigrane. Aussi Tigrane, malgré ses efforts pour donner à son visage, pendant le discours d’Appius, une expression ouverte et riante, ne put-il dérober à ceux qui étaient près de lui l’altération que lui causait le franc parler de ce jeune homme : c’était peut-être la première parole libre qu’il entendit depuis un règne ou plutôt depuis une tyrannie de vingt-cinq ans. Il répondit à Appius qu’il ne livrerait pas Mithridate, et que si les Romains commençaient la guerre,

  1. C’est à-dire vivant sous la tente. C’étaient des peuplades errantes qui couraient par la partie méridionale de la Mésopotamie, vivant de brigandages et du produit de leurs troupeaux.