Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 3.djvu/713

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Ceux qui briguaient les charges se trouvaient tous dans un extrême embarras : pas un n’osait, par la crainte du décret, donner de l’argent au peuple ; et chacun d’eux craignait qu’un des concurrents, venant à en donner, ne le supplantât. Ils s’assemblèrent donc, et ils convinrent entre eux de déposer chacun cent vingt-cinq mille drachmes[1], puis de faire ensuite leurs démarches pour les magistratures avec droiture et justice ; à condition que celui qui aurait violé la loi en achetant les suffrages, perdrait la somme déposée. L’accord fait, ils choisirent Caton pour dépositaire, pour arbitre et pour témoin, et apportèrent leur argent pour le lui remettre entre les mains. Ils passèrent chez lui le contrat ; mais Caton refusa de recevoir l’argent, et se contenta de prendre des cautions. Le jour de l’élection, Caton, placé près du tribun qui présidait les comices, s’aperçut qu’un de ceux qui avaient signé l’accord manquait à ses engagements : il ordonna qu’on partageât entre les autres la somme convenue. Mais ceux-ci, après avoir loué Caton de sa droiture, et lui avoir témoigné leur admiration, firent remise de l’amende, et se crurent assez vengés du prévaricateur, par la condamnation qu’il avait encourue.

Cependant ce fut là pour les autres un nouveau sujet de mécontentement ; et plus que jamais l’envie se déchaîna contre lui : on l’accusait de s’être arrogé à lui seul toute l’autorité du Sénat, des tribunaux et des magistrats. Car il n’est point de vertu qui expose plus à l’envie qu’une justice éclatante et qui a fait ses preuves, parce que c’est elle surtout qui nous concilie la faveur du peuple et sa confiance. On ne se contente pas d’honorer la justice comme la valeur, ou de l’admirer comme la prudence : on aime l’homme juste, on se livre à lui avec une entière sécurité. Au contraire, on craint l’homme coura-

  1. Plus de cent mille francs de notre monnaie