Page:Poe - Contes grotesques trad. Émile Hennequin, 1882.djvu/232

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d’ombres y sont innombrables. Or, on sait qu’à une pensée il faut la durée. — Ces fantaisies versent une extase voluptueuse aussi lointaine des plus voluptueuses dans le monde de l’éveil ou des songes, que le ciel dans la théologie des Northmans était distant de leur enfer. Je contemple ces visions au moment où elles se lèvent, avec une terreur qui tempère en quelque mesure et tranquillise mon extase. Je les considère ainsi par la conviction (qui semble faire partie de l’extase même) qu’elles sont d’une nature dépassant la nature humaine, qu’elles sont un coup d’œil jeté dans le monde des esprits ; et j’arrive à cette conclusion (si l’on peut user de ce terme) par une intuition instantanée, en reconnaissant aux délices que j’éprouve un caractère d’absolue originalité. Je dis absolue, car dans ces fantaisies, dans ces impressions psychiques, il n’y a rien qui rappelle les impressions ordinaires. C’est comme si mes cinq sens étaient remplacés par cinq myriades de sens sublimes.

Or, ma confiance dans le pouvoir des mots est si entière que, quelquefois, j’ai cru possible de donner un corps à ces fantaisies éphémères. Les essais que j’ai tentés dans ce but m’ont permis de faire naître, quand ma santé corporelle et mentale est bonne, l’état où je les aperçois ; c’est à dire que je peux maintenant, excepté quand je suis malade, être certain que cet état surviendra, si je le désire, entre la veille et le sommeil. Tandis qu’autrefois, même dans les circonstances les plus favorables, cette certitude me manquait, je puis être sûr maintenant, quand tout est propice, que j’entrerai en cet état extatique, et j’éprouve même le pouvoir de le